vendredi 26 décembre 2014

Nouvelle N°6 - Stanislas Petrosky


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On a beau être en décembre, il fait beau. Connerie de réchauffement climatique ? Peut-être, mais pour un deux décembre, c’est du beau temps. Comme d’habitude les trains sont à la bourre, et c’est blindé vu l’heure, mais le soleil hivernal fait oublier les petits tracas du quotidien. Ça ne gueule pas trop sur les quais. Puis il y a ce type, planté pratiquement au bord des rails…
Il attend, seul, il sait bien que les gens le regardent, tous ces habitués qui prennent le train chaque jour. La masse laborieuse rentrant dans sa banlieue, ils ont pris l’habitude de ce vieux, qui été comme hiver est là, seul face aux éléments, le regard triste, les yeux délavés à force d’avoir sûrement trop pleuré. Il fixe la ligne d’horizon, regarde les locomotives partir et arriver, sans bouger, impassible. Un jour il se fera happer par une motrice, ce n’est pas possible autrement. Une qui ne s’arrête pas en gare, celles qui roulent assez vite.
Il ne se passe pas une seule semaine sans qu’un gamin, voulant se rendre intelligent l’interpelle :
— Alors Jacques, tu as apporté tes lilas, mais tu sais que Madeleine ne viendra pas ?
Ses copains éclatent de rire, entonnent, ou plutôt massacrent la chanson du grand Brel, mais voyant le manque de réaction du vieux, ils laissent tomber, passent à un autre sujet. Un autre passager à emmerder. Parce que l’ancien qui est là chaque jour depuis des lustres, se contrefout des railleries, des moqueries, des insultes, lui.
Puis il y a le grand dadais plus méchant et plus bête que les autres, Christian qu’il s’appelle, une sorte de chef de meute des emmerdeurs ferroviaires. Le genre de personnages qui ne prennent le train juste pour rendre invivable le voyage à tous les autres occupants du wagon. Parfois il lui lance des cailloux quand il le voit avec son bouquet de fleurs défraîchies, aujourd’hui ce sagouin  a visé juste, en plein dans le nez. Pas un gravier, non, une belle caillasse, du genre galet d’Étretat, que l’on se demande ce qu’elle foutait là. Le vieux pisse le sang, il a doucement tourné la tête vers le jeune con, sans rien dire, juste pour voir le visage de son agresseur, celui-ci rit devant son méfait, encouragé par sa cour des miracles. Il rigole beaucoup moins, quand Maxime, le chef de gare vient lui expliquer sa façon de penser.
Maxime c’est un ancien boxeur, quand il eut passé l’âge de monter sur le ring, il est entré à la SNCF, les trains il a toujours adoré. Quand cette armoire à glace remportait un combat, il y avait toujours une part de sa prime pour acheter une locomotive pour son réseau miniature, alors chef de gare, ça le branchait bien. Là, c’est de véritables convois, pas des Pacific 231E, mais tout de même. Il a aussi aménagé sa petite salle de sport dans un vieux bâtiment jouxtant la voie ferrée, histoire de garder la forme et surtout ne pas perdre sa magnifique droite. Entre deux entrées en gare, il frappe le sac de cuir ou lève de la fonte. Alors je peux vous dire que la droite  qu’il a reçue le Christian, elle l’a bien sonné, et ses roquets ont déguerpi sans demander leur reste. Étalé de tout son long sur le ballast, l’agresseur balance quelques excuses à Maxime qui ne les écoute pas, il préfère porter secours au vieux.
— Venez avec moi à la gare, je vais vous nettoyer ça.
— Non, je risque de la rater…
— Monsieur, depuis plus de cinq ans que je suis là, je vous vois tous les jours attendre, ici au même endroit, avec vos fleurs, je ne sais pas qui vous attendez, mais vu que cela fait un bail, on n’est pas à une demi-heure pour vous soigner le nez, non ? Ce ne serait vraiment pas de bol qu’elle se pointe maintenant…
Le vieux ne répond pas, il suit Maxime, il s’assoit sur la chaise tendue par son sauveur. Maxime lui  nettoie le nez délicatement, il est bien gonflé, légèrement ouvert, mais pas cassé, il lui pose des Stripes pour refermer la plaie.
— Voilà papy, c’est fait, il n’est pas cassé. Bien amoché, mais pas pété, il va rester encore gonflé deux trois jours et puis c’est bon. Il redeviendra normal, rien de grave, j’ai assez pris de coups dans le pif pour vous l’assurer. Mais faut faire attention à ces jeunes cons, ils peuvent être dangereux. Vous attendez qui comme ça ?
— C’est la gare du Bourget ici…
— Je sais papy, c’est là que je bosse !
— J’attends Sarah, il y a soixante-dix ans Sarah a pris le train ici, elle a pris le train pour une destination qu’elle ne connaissait pas. Moi je n’ai su  que le lendemain qu’elle avait pris le train. Nous étions voisins, nous avions dix-sept ans, nous nous aimions. J’ai cherché partout où elle était partie, comme ça, d’un coup, sans rien me dire. J’ai su où elle était partie, à Auschwitz en Pologne, puis ensuite elle a été transférée à  Ravensbrück en Allemagne. Elle venait d’être déportée. Nous nous étions juré de nous marier après la guerre, je suis catholique, elle est juive, mais ce n’est pas grave, notre amour est plus fort que ça. Et Sarah n’a qu’une parole, elle m’a juré que l’on se marierait, la guerre est finie, alors j’attends.
Maxime ne dit rien, il écoute le vieux, le vieux qui tous les jours passe des heures à attendre avec son bouquet de fleurs, sans rien dire, sans bouger. Sous le soleil, le vent, la flotte, la neige, dans le brouillard, il est là. Depuis plus de cinq ans que Maxime est en poste ici, il n’avait jamais abordé le vieux. La vie des autres ne le regarde pas et surtout il s’en fout. Mais là, il s’est fait agresser, alors il est logique de lui porter secours, et de l’écouter. On ne peut pas jouer les cyniques et les durs sans cesse, sous les muscles il y a un cœur.
—Vous me prenez pour un vieux fou, mais détrompez-vous, je sais ce que fut la guerre, les camps concentrationnaires ou d’extermination, je sais ce que les SS ont fait, les tortures, les massacres, oui je sais tout cela, tout ce que les juifs et tant d’autres ont subi. Mais Sarah ne figure sur aucune liste, aucune monsieur… Puis j’ai su aussi que celui qui a dénoncé les Moroentem, les parents de Sarah, c’était mon père. Sa fortune n’était pas assez importante, il lui fallait la leur. Alors voyez-vous, j’ai tout perdu ce matin de juillet mille-neuf-cent-quarante-trois. Je viens ici chaque jour depuis la libération, j’attends entre espoir et folie, je ne sais même plus si j’attends son impossible retour, ou juste le courage de me jeter sous une locomotive et d’en finir avec cette chienne de vie. Merci pour le pansement et de m’avoir écouté.

Le vieux s’est levé, a repris son bouquet de fleurs qu’il avait posé près de lui, puis doucement il est retourné vers l’aiguillage de l’est, attendre Sarah, celle qui ne reviendra jamais. Maxime, pour la première fois de sa vie est KO. Cela ne lui est jamais arrivé sur le ring lors de sa carrière de boxeur. Jamais il ne s’est fait allonger. Et là sans un coup, juste par des mots, par l’amour et le désespoir d’un vieil homme il est au tapis, sur sa joue gauche roule une larme.

dimanche 21 décembre 2014

Le jour des poules - Florence Thinard

C'est les vacances et on en profite pour faire une semaine de chroniques "Spécial Jeunesse" sur Radio Béton avec "Ferme les yeux" aux éditions Syros et "Maman Dio" aux éditions Panda Poche chroniqués par Patricia, et Le jour des poules aux éditions Thierry Magnier chroniqué par mes soins. Vous pouvez les écouter sur le site en cliquant sur le lien et pour Le jour des poules, lire la chronique juste en dessous.

Vous savez, vous, combien d’oeufs une poule pond dans une année ? Et s’il faut un coq pour qu’elle ponde des œufs ? Et quelles sont les variétés de poules les plus fécondes ? Et si on a des poussins, comment il faut faire pour s’en occuper ? Tout ça vous allez le découvrir en lisant ce livre. Mais ce n’est pas une encyclopédie, ni un manuel d’élevage. Non.

C’est un roman vif, plein d’humour et d’énergie. un roman jeunesse mais qui, je dois le dire, m’a moi aussi beaucoup amusée. Un roman court qu’on peut lire dès huit ans et qui démontre que pour vivre des aventures rocambolesques, ce n’est pas forcément la peine de prendre l’avion pour se rendre dans un pays lointain. Il suffit d’avoir une mère dotée d’un enthousiasme tellement débordant qu’elle va entraîner toute sa famille dans une drôle d’aventure : élever quelques poules dans le jardin. Un jardin de ville, évidemment. Pourtant Sidonie, l’une de ses filles, celle qui nous raconte cette histoire, aurait préféré regarder tranquille son dessin animé en grignotant une tartine de Nutella. Son père lui, aurai préféré continuer la lecture de son magasine de sport préféré. Mais rien ne peut résister à l’énergie de Maryse, la mère de Sidonie, quand elle a une idée dans la tête.

C’est vrai que quelques poules ça veut dire des œufs frais et gratuits tous les matins et ça peut être plutôt chouette. Mais dans la famille, personne ne sait grand chose sur la variété qu’il faut choisir, ni comment installer le poulailler.

Heureusement, comme on est à l’ère d’Internet, il suffit de quelques clics pour s’informer. C’est ce que fait Maryse avant d’emmener tout le monde à une foire agricole pour y choisir ses poules et ses poussins. Mais Internet ça ne prévient pas que, à peine arrivées les poules vont se mettre à dévorer les tulipes. Pas un mot non plus sur la toile, sur le nombre d’échardes ou de coups de marteau sur les doigts quand on construit un poulailler avec des planches récupérées à moitié vermoulues.
On devine à la lecture de ce livre que l’auteure a dû tenter l’expérience récemment et que cela lui a donné l’idée d’écrire ce roman. La famille de Sidonie va aller de découvertes en découvertes avec ces quelques poules et poussins et nous aussi on va en profiter pour en apprendre davantage sur ces sacrées gallinacées. Cette aventure que Florence Thinard nous raconte avec d’humour c’est « Le jour des Poules ». Un livre que vous pouvez retrouver aux éditions Thierry Magnier.

vendredi 19 décembre 2014

Nouvelle 5 : Abdel et Kevin - Un conte de Noël - Nicolas Lebel

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— On va s’arrêter, là !
Abdel leva un doigt vers la vitrine éclairée du Lavomatic. Kevin immobilisa la Clio le long du trottoir. Deux ados discutaient à l’intérieur de la boutique.
— Coupe le contact, grogna Abdel.
— Hein ?
— Coupe le contact, je te dis ! Ça me fait des vibrations dans le bide.
Kevin tourna la clé et le moteur se tut. Les essuie-glaces se figèrent, laissant la neige moucheter le pare-brise en silence.
— T’as mal ?
Abdel était tout pâle. Il tourna la tête et dévisagea son chauffeur.
— Je viens de me prendre une giclée de plomb, connard ! Évidemment que j’ai mal !
 Abdel se tordit en grimaçant, puis reprit :
— C’est quoi, ce bled ?
— Je sais pas, mon frère. Un truc en-Brie. Connerie-en-Brie, j’en sais rien. Mais y’a pas un rat. C’est pour ça que les gamins viennent là. Ils se font chier. C’est la nuit, c’est l’hiver. Ils viennent à la lumière…
— Je m’en fous. Je peux pas rentrer à Saint-Denis comme ça. Faut que je lave le sang… et que je chope d’autres fringues. Y’a sûrement un robinet… Dans une laverie, y’a un robinet… Y’a un robinet, non ? Dans une laverie…
— P’tête… Putain, tu pisses le sang, là. Y’en a plein le siège, regarde…
— Tu veux pas faire une photo non plus ? Et la foutre sur Youtube ? Va voir s’il y a de l’eau ! Et vire-moi les deux, là…
Par la vitrine du Lavomatic, Kevin regarda les deux jeunes qui discutaient, assis en face des machines.
— OK, OK, j’y vais…
Il ouvrit la portière et s’extirpa de la Clio en faisant couiner le siège. Tout en scrutant les environs, il défroissa son jogging peau-de-pêche blanc d’un revers des mains. La place du village était déserte, blanchie par la neige, à peine éclairée par un lampadaire et les néons du Lavomatic. Un calvaire en fer forgé avec un Christ de traviole y rouillait lentement. Les volets des maisons alentour étaient tirés. Le silence était presque inquiétant. Un silence nocturne et glacial. Un silence de Noël.
— Il est pas huit heures et tout est fermé… C’est quoi, cet enfer ? maugréa Kevin en contournant la voiture. Une giclée de vapeur s’échappa de sa bouche. La neige couina sous ses pieds. Il s’avança vers le Lavomatic. Instinctivement, il posa la main sur son bas-ventre : son flingue était en place, sous sa veste. Il jeta un rapide coup d’œil au scooter garé devant la vitrine avant d’entrer. La lumière blanche des néons et la pâleur immaculée des lieux lui firent plisser les yeux. Deux ados, un garçon et une fille, étaient assis l’un contre l’autre devant la rangée massive de machines à laver. Un sèche-linge s’ébrouait en continu. Un transistor postillonnait un vieux Sheila.
— Salut les jeunes ! lança Kevin.
— Bonjour, répondirent-ils à contretemps, en évitant de dévisager cet inconnu d’une trentaine d’années, maigre et trop nerveux sous ses dreadlocks blondes.
Kevin continua de sourire tout en cherchant un point d’eau. La pièce principale n’en contenait pas. Il trouva en revanche une porte.
— Y’a quoi, là ?
— Des toilettes. Et le matériel d’entretien de la boutique, annonça le gamin. Je le sais, c’est ma mère qui fait le sol, ici. Le mardi et le vendredi, conclut-il, triomphant.
— Ah ! Super !
Kevin ouvrit la porte et découvrit une cuvette de toilette, un lavabo, un seau, un balai-brosse et des serpillères. Satisfait, il referma la porte et se retourna vers les deux jeunes.
— C’est à vous, le linge qui sèche, là ?
— Non, reprit le gamin. C’est à madame Maryam. Elle fait toujours sa machine le dimanche soir.
— Ah ok… Bon, moi aussi, je vais avoir besoin de faire une machine, là… Alors faut vous barrer.
Les deux jeunes se regardèrent, incrédules.
— Mais on attend… tenta le garçon.
— Tu prends ton scoot’ et vous tracez. Allez, mon frère…
— Mais on sait pas où…
Kevin tira son calibre et mit l’ado en joue. Sa voix se fit sifflante.
— Mais quoi ? Mais quoi ? Tu dis « mais », je te dis de te barrer, et tu redis « mais ». Mais quoi, putain ? Mais quoi ?
Les deux jeunes levèrent les mains en signe de reddition, puis, en crabe et au rythme de la musique, ils gagnèrent la sortie en fixant le sol.
— On s’en va, Monsieur. On s’en va ! Viens.
— C’est ça : barrez-vous ! Et Joyeux Noël !
Une fois dehors, ils enfourchèrent le deux-roues à la hâte et disparurent au diable vauvert dans un vrombissement d’enfer.
— Putain… Sont cons, les gens, des fois… Bolosses ! grogna Kevin en rangeant le flingue et en ressortant du Lavomatic. Abdel baissa la vitre.
— Mais pourquoi tu les as braqués ? Ils vont prévenir les keufs !
— Des bolosses… Allez, viens… Ils diront rien, je te jure, mon frère…
Kevin aida Abdel à quitter l’habitacle. Tout le côté droit de son blouson beige était bruni par le sang. Son jean en était imbibé jusqu’au genou. Kevin le soutint jusqu’à la boutique.
— Putain ! Ça saigne, là…
— Ouais… C’est quoi, ce bruit ?
— C’est la radio, là… T’es sûr que c’est de la chevrotine ? Ça a pas l’air…
— Aide-moi, coupa Abdel.
Kevin ouvrit la porte du petit local et s’effaça. Abdel y entra et retira à grand-peine son blouson.
— Si on avait fait le coup en semaine, on aurait trouvé une pharmacie. Mais là, un dimanche… Noël, en plus…
— Arrête de dire des conneries. C’est ouvert le dimanche, les couvents, pas en semaine. C’est comme ça. C’est le jour du Seigneur, avec la messe, le petit Jésus et tout. Le reste de la semaine, c’est fermé. Le problème, il est pas là…
Le sweatshirt jaune avait lui aussi retenu pas mal de sang. Kevin s’en émut.
— Putain…
Abdel l’ignora.
— Parce que l’argent liquide, il est plus dans les magasins, il est plus dans les banques. Tout ça, c’est carte bleue et compagnie. Si t’es pas un putain de hacker, t’es mort. Et puis c’est la crise, plus personne en a, du blé. Y’a plus que dans les églises : les tableaux et tout, ils l’ont dit à la télé. Le Vatican. Ils ont des caves pleines de trésors. De l’or et des diamants. J’te jure !
— Je te crois, mon frère.
 Il retira le sweatshirt en grognant.
— Le problème, c’est que les nonnes, elles sont pas censées avoir des flingues…
— C’est le jardinier, je crois, qui a tiré. Tu sais, le gros, là… Avec son fusil de chasse.
— J’ai bien vu, je te jure. Il le tenait comme une lance, son calibre… Il a craché comme un dragon. Avec des flammes et tout… C’était Apocalypse Now. Mais putain, merde ! Ils respectent pas la vie, ces gens ? Tu tueras point et tout. Tendez la joue gauche, tout ça… Ça veut plus rien dire pour eux ?
Abdel était outré. Il souleva son teeshirt, révélant un trou noir et béant qui dégueulait de sang par saccades. Kevin paniqua un peu :
— Putain, c’est dégueu ! C’est pas de la chevrotine, ça, mon frère. T’as mangé une bastos… Bouge pas ! Y’a des fringues dans un sèche-linge…
Kevin quitta le local, alors Abdel enchaîna, plus fort :
— Ils l’ont apprise où, leur Bible ? À Bagdad ? T’arrives et ils défouraillent… Je te jure, je suis dégoûté…
— T’es catho, toi ? s’enquit Kevin de l’autre salle.
— T’es con ! Non… mais c’est pas une raison, putain ! Y’a des commandements, merde !
Le blondinet reparu portant deux serviettes éponge et un sweatshirt sombre.
— Tiens, mon frère. Mets ça dessus. Ça devrait faire l’affaire, le temps de rentrer à Saint-Denis.
Abdel saisit les serviettes, s’y enroula, puis enfila le sweatshirt en piaulant.
— Regarde si y’en a pas une autre. Faut serrer plus, là.
Kevin sortit du local au moment où une femme d’une quarantaine d’années traversait la place en direction du Lavomatic. Elle fit une halte devant le calvaire, se signa, puis reprit sa route. Kevin tira la porte du local derrière lui et s’assit rapidement. La femme portait un anorak rouge et un jean. Elle salua en entrant.
— Bonsoir. Il fait pas chaud…
— Bonsoir, madame, répondit Kevin avec un sourire nerveux.
— Vous attendez quelqu’un ?
— Ma copine. Elle doit arriver.
La femme battit l’air des deux mains.
— Ah ! c’est le rendez-vous des amoureux, ici ! Elle habite ici à la Croix-en-Brie, ou dans les environs ?
Kevin leva les yeux pour la dévisager. Elle posait beaucoup de questions.
— Oui. Un bled, un peu plus loin…
— Ah bah ce soir, vous allez avoir un problème. Ils ont tout bloqué.
— Qui ?
— Les gendarmes. Le Plan Épervier. Il y a eu une attaque au couvent des Carmes à Avon. À 40 kilomètres d’ici, à peine.
Kevin se figea.
— Ah ?
— Deux types. Armés. Y’en a un qu’est blessé, il paraît. Vous feriez peut-être mieux d’appeler votre copine et de remettre à demain. Bon…
Elle se tourna, et s’immobilisa en voyant le sèche-linge ouvert et son linge sur le sol carrelé.
— Bah mon linge… Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Ah… C’est à vous ? Il y avait deux gamins qui jouaient là, quand je suis arrivé… Je leur ai dit de se bar… de dégager, quoi. Ils sont partis… avec deux serviettes, je crois…
— Romain ? Un petit brun avec une veste bleue ?
— C’est lui !
— Bah c’est bizarre… C’est pas son genre, les bêtises…
Kevin la laissa cogiter encore un temps en palpant son flingue sous sa veste. S’il ne réussissait pas à s’en débarrasser rapidement, il devrait s’en débarrasser rapidement. Il se leva.
— Bon. Je vais aller aux toilettes et puis je vais rentrer, alors. Bonsoir. Et Joyeux Noël !
— Joyeux Noël ! lui répondit la femme qui attrapa un panier et le remplit de son linge.
Kevin entra dans le local et referma la porte derrière lui. Il tenta de chuchoter mais les mots raclaient sa gorge.
— Elle vient chercher son linge ! Elle va se barrer !
Il se retourna. Abdel était assis sur la cuvette, livide, les bras ballants, les yeux clos. Kevin se précipita vers lui.
— Hé ! mon frère, t’es là ? Hé ?
Les paupières d’Abdel papillonnèrent un peu puis il ouvrit les yeux. Kevin lui sourit.
— Tu reviens à la vie, mon frère ! On va rentrer, hein ?
Il se détourna vers la porte et l’entrouvrit. Le Lavomatic était vide. Dehors, la femme, son panier sous le bras, traversait la place blanche, le pas rapide.
— Faut que tu te lèves, là. On a un gros coup à finir, hein ?
Abdel grincha.
— Allez, mon frère, tu te souviens ? La belle vie ? Les nanas qui se secouent autour de la piscine. Comme dans les clips, mon frère ! C’est maintenant !
Il l’attrapa par un bras et le releva.
— Les diamants, les trésors des curés, tu te souviens ? C’est maintenant, mon frère.
— Ouais, souffla Abdel en grimaçant un sourire.
Kevin le traîna sous la neige jusqu’à la Clio et l’installa délicatement dans l’habitacle. Il contourna la voiture et se jeta derrière le volant.
— On est reparti, mon frère. On est bientôt chez nous. Ça va aller, hein ?
Il démarra et alluma les phares de la Clio. Dans un raclement de pneus, ils quittèrent le village, s’engageant sur une route communale qu’emmuraient de larges arbres sombres.
— Tu me lâches pas, hein ? C’est Noël !
— J’ai mal, j’te jure…
— Je sais, mon frère, je sais… Tiens bon. On a fait le plus gros. On la tient, notre villa au Touquet. Tu te souviens, la colo, gamins ?
Abdel sourit. Il regardait la neige qui pétillait dans la lumière des phares.
— Ouais. Le Touquet…
— Y’aura une salle de sport. Avec des haltères. Et des…
Kevin se figea et décèlera. Il éteignit aussitôt les phares de la Clio. Au loin, dans la nuit, à travers les arbres, scintillaient les feux rouges et bleus d’un barrage. La voiture s’immobilisa. Abdel vit à son tour les lumières des véhicules de gendarmerie.
— Faut que tu m’y amènes, Kev’…
Le grand blond se tourna vers son copain, faisant voleter ses dreadlocks.
— Hein ?
— Ils vont m’emmener à l’hosto. C’est ma seule chance…
— Là, regarde ! Y’a un chemin !
 Kevin alluma les veilleuses, et redémarra pour emprunter le petit sentier de terre tapissé de neige. Après une trentaine de mètres, le chemin déboucha dans un champ uniformément blanc, cerné d’arbres noirs. Kevin coupa le contact.
— Qu’est-ce que tu fais, Kev ? souffla Abdel, blafard.
Kevin ouvrit sa portière et interrompit son mouvement.
— Je vais pas te livrer aux keufs, mon frère. Et y’a pas dix mille solutions !
 Il sortit de la voiture, en fit le tour. Dans l’obscurité, il manqua de glisser et jura. Il ouvrit le coffre qui s’alluma.
— Sors… Sortez de là !
Il empoigna la nonne par le bras et la hissa. Comme elle peinait à s’extraire du coffre à cause des liens qui entravaient ses mains, il l’aida à se mettre debout. La femme d’une cinquantaine d’années lui lança un regard froid.
— Faut que vous aidiez mon copain, là, madame…
Sans ménagement, il arracha son bâillon et la poussa le long de la voiture, vers la place du mourant. Kevin ouvrit la portière. Abdel haletait et râlait, les yeux grands ouverts. La nonne regarda Kevin.
— Détachez-moi, sinon comment voulez-vous…
Il l’observa un instant puis défit ses liens en soupirant. La nonne se baissa aussitôt libre. Elle prit le pouls du blessé et se tourna vers Kevin.
— Aidez-moi à le sortir. Il est pâle comme ça depuis longtemps ?
— J’dirais un quart d’heure, madame…
— Ma Sœur…
— Hein ?
— Ma Sœur. Pas « madame ».
— Un quart d’heure, ma Sœur. Ça va aller, mon frère.
— C’est votre frère ?
— Abdel ? Non, pourquoi ?
— Bon allongez-le sur le sol qu’on regarde sa plaie.
Ils extirpèrent Abdel de l’habitacle et l’installèrent au sol. Les sons qui sortaient de sa gorge étaient maintenant plus forts. La nonne s’agenouilla dans la neige boueuse et se pencha sur lui.
— Abel ? Vous m’entendez ?
— C’est Abdel…
— Pardon. Abdel ?
Abdel grogna. N’y tenant plus, Kevin se jeta dans la terre près de lui.
— Putain, mon frère. Faut pas lâcher. On a la nonne. On va demander la rançon. Les diamants et les peintures comme à la télé, tu sais ? Comme t’as dit. C’est la piscine au Touquet ! Avec les putes qui bougent leurs boules, comme t’as dit !
 Abdel tourna la tête vers la nonne.
— Hôpital… lâcha-t-il dans un râle.
Les traits de Kevin se tendirent tout à coup. Il examina le visage d’Abdel puis observa la nonne. Puis Abdel de nouveau. Il se releva d’un bond.
— Tu veux tout faire foirer, c’est ça ? Mais t’es un putain de bolosse, toi aussi ! Tu pouvais pas planquer ton cul ? Il a fallu que tu te prennes une bastos, siffla Kevin entre ses dents, comme un serpent.
Les grognements d’Abdel devinrent des plaintes rauques.
— Il va mourir, annonça la nonne, grave.
— Qu’il crève… mais qu’il ferme sa gueule ! brailla Kevin en sortant son flingue.
Elle lui prit la main et commença à marmonner.
— Mais qu’est-ce que vous faites, là ?
— Je prie pour son âme. Je lui donne l’extrême onction. Pour préparer son passage vers le Père.
— Le père ? Mais il le connaît pas, son père ! Sa mère, elle s’est fait baiser dans un square !
— Vers Dieu.
— Ah… Et ça va le guérir ?
— Dieu seul le sait…
Les plaintes d’Abdel devinrent des cris qui strièrent la nuit. Alors Kevin enfonça son calibre dans la poche de son jogging peau-de-pêche et lui tira une balle dans la tête. La détonation fut à peine assourdie. La sœur essuya le sang sur son visage.
— Maintenant, il va la fermer. Bolosse ! Il a tout fait foirer…
— Ils arrivent, annonça la nonne.
Par-delà les arbres, les faisceaux de lumière repeignaient la nuit, illuminaient les platanes comme des sapins de Noël, se rapprochaient lentement. Les sirènes tintinnabulaient au loin. Kevin tourna la tête vers l’autre extrémité du champ. La nuit, la neige camoufleraient sa fuite. Il releva son arme. La nonne le regarda.
— Faut que j’y aille, ma Sœur.
— Je vous pardonne…
Elle commença à prier. Une étoile détala dans le ciel. Quelqu’un venait sûrement de naître quelque part. Kevin secoua la tête avec une moue de mépris.
– Des bolosses… Vous êtes tous des bolosses…

Un éclair illumina la nuit.

dimanche 14 décembre 2014

Nouvelle N°4 : Marylebone Lane - Dominique Terrier

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Le type recroquevillé, là-bas, au fond de la ruelle, c’est moi. Pas beau à voir le bonhomme. Je frotte ma poitrine perforée pour stopper les multiples hémorragies. Mes mains sont des compresses écarlates qui colmatent les brèches tant bien que mal. La vie se retire, pressée. Je ne suis plus qu’un tas de pâtes trop cuites, ratatinées au fond d’une passoire. Combien de litres de sang dans le corps humain ? Quatre ou cinq, un truc comme ça. La flaque de raisiné s’étend sur un bon mètre carré, il ne doit pas m’en rester beaucoup.
J’ai un paquet de défauts, inutile de prétendre le contraire. Tous ceux qui m’ont côtoyé, je parle des vivants bien entendu, c’est-à-dire pas grand-monde, peuvent me dénigrer à tour de bras : je suis un beau salopard. Ils vous diront aussi, ceux que j’ai coincés dans le recoin d’une porte-cochère ou au fond d’une cave, ceux que j’appelle les malchanceux, qui ont fréquenté les services de chirurgie faciale et de rééducation fonctionnelle, ceux que l’absence de langue oblige à communiquer par signes, ceux dont les doigts cassés pendouillent comme de petits salsifis avariés, tous vous diront que mon efficacité trouve sa source dans une qualité rare : la persuasion.
Dans mon métier on se doit d’être persuasif. Je suis bien au-delà du troisième couteau, je suis le dernier rappel, le tomber de rideau, celui qui vous parle les yeux dans les yeux quand l’ardoise a besoin d’un coup d’éponge. Je mets un terme, quelquefois définitif, à la vague de naïveté qui submerge l’emprunteur, celui qui s’imagine que l’on ne lui fera aucun mal tant qu’il devra des sous, sa vie servant de garantie, le pauvre mec qui se croit chez Darty, avec contrat de confiance et tout le tremblement. Il ne sait pas que sa dette est exponentielle, qu’elle va grandir en même temps que sa douleur et qu’il devra l’acquitter d’une façon ou d’une autre. Il ne sait pas qu’il va être victime de ma persuasion.
La pendule cosmique qui égrène les secondes depuis le Big-Bang originel se remet à l’heure exacte quand la rondelle d’acier se pose sur le front de l’indélicat. Découverte du troisième œil. Grand moment de vérité. Instant ultime. Recueillement. Plus de cachotteries. Plus de mensonges. Le réel retrouve ses droits. Terminé la vie à découvert, les réseaux sociaux trompeurs, la famille en carton où les vieux déblatèrent sur les jeunes, où les enfants pissent sur la gueule des parents. Une dernière pensée pour l’ennemi qui va nous survivre, pour l’ami qui va nous manquer. Le champ de vision de l’endetté se réduit, il louche en regardant le corps luisant du canon qui prolonge de quelques centimètres sa longévité précaire.
Une arme c’est comme la lutte des classes. Mieux vaut être du côté de celui qui ramasse l’argent et vit dans l’opulence. Mieux vaut éviter le côté obscur où le trajet s’arrête au terminus des impayés, là où la mort ne fait pas crédit. Le plus drôle c’est que les gens n’y croient plus, aux armes. Ni à la lutte des classes d’ailleurs. Errare humanum est. Il n’y a pas de pensée unique, ni d’intérêt commun. Il y a celui qui porte une arme et celui qui creuse. Sergio Léone est un visionnaire marxiste, ses héros refusent de creuser, leurs flingues sont le dernier rempart contre le capitalisme ambiant. La série américaine formatée à Wall Street banalise mon outil de travail, certains me prennent pour un figurant, un flic aux dents blanches avec un doctorat en psychologie qui brandit une arme comme d’autres agitent un téléphone. Je dois briser des phalanges, casser des genoux, faire sentir la dureté de l’acier, la fraîcheur du canon, l’odeur de la poudre, pour avoir un tantinet de crédibilité. Encore la persuasion.
Je suis plus cher qu’un courrier recommandé, c’est vrai, mais avec moi il n’y a jamais de réclamations. Je n’hésite pas à débiter le débiteur. Pas besoin de médiation ni de palabres stériles qui accouchent d’un délai difficile à respecter, le fameux délai qui augmente les intérêts et diminue l’espérance de vie. Je n’ai aucun remords à faire disparaître les rêveurs, ils ont déjà la tête dans les étoiles. La balle fatale, le sac de chaux et les pelletées de terre sont les inconnus d’une équation délicate à résoudre. Mais les mathématiques sont inutiles, mon dix sur vingt au brevet des collèges suffit amplement. Je dois simplement être convaincant.
Dans quelques jours je raccroche, je range l’attirail au grenier. Direction les Bahamas où m’attend un joli pécule, du blé que je n’ai pas emprunté, gagné avec du sang, de la poudre et des pleurs. À moi de me laisser convaincre par les marchands de bronzette et de soirées langoureuses, toutes ces tentations accessibles à coups de liasses, ces corps prêts à tout pour une miette de gâteau, quand le champagne dégouline entre une paire de seins puis s’écoule dans le sillon entrouvert d’une call-girl très persuasive.

Putain de caillou dans ma godasse. Tout a foiré lamentablement. Je pense à Jim Morrison, là-bas à Paris, sa tombe au Père-Lachaise, avec les chewing-gums collés sur l’arbre qui lui fait de l’ombre. L’instant est béni, tout le reste est souvenir. Jamais trop compris le sens de sa phrase mais c’est tellement beau. La douleur submerge mes poumons qui glougloutent et se vident dans le caniveau. J’ai deux fois vingt-sept ans. J’ai fait du rab. This is the end.


Elle est là, devant moi. À genoux. Elle sanglote. Mon arme caresse sa tempe. Je n’ai plus qu’à presser la détente. Mon dernier contrat.
Elle relève lentement la tête et me regarde, les yeux pleins de larmes. Elle déroule une phrase en boucle, une sorte de litanie désincarnée, à peine audible, genre mantra du bouddhiste, un mot de passe pour l’éternité. Ses lèvres s’agitent en égrenant trois mots :
— Eu. Ai. An. Eu. Ai. An.
Rien compris. Je tends l’oreille. Je ne supporte pas les gens qui marmonnent avant de faire le grand saut, ils me prennent pour leur confesseur, erreur sur la personne, ici pas de protocole administratif pour la mise à mort, pas de dernière cigarette, de verre de rhum et d’aumônier à l’haleine de ragondin dont l’air compréhensif vous dégoûte définitivement des bondieuseries. Aucune intervention divine ne vient enrayer mon processus d’élimination, pourtant je m’en coltine des Je vous salue Marie, des Notre Père qui êtes aux Cieux. Tout ça c’est pipeau et balai de crin.
Je ne suis pas habitué aux confidences en catimini, mon quotidien s’intitule Cris sans Chuchotements, au niveau de la bande-son je suis plus proche de Sam Peckinpah que d’Ingmar Bergman. Par-dessus le marché je souffre d’une surdité non reconnue comme maladie professionnelle. J’exerce un métier où il est difficile de se soigner dans les règles. Le prix d’un sonotone ! Ah les voleurs ! Pas de sécu, ni de mutuelle. L’indépendant paie tout de sa poche. Fichu système. Vous me voyez passer un test audiométrique à la médecine du travail ? Imaginez un peu la gueule du toubib auscultant mes tympans endommagés par les multiples déflagrations. La plupart des sourds sont muets et je ne suis pas bavard. Mon corps est un bathyscaphe qui sonde les abysses, radio sur off et sonar en panne. Les grandes profondeurs sont comme les étendues cosmiques, des espaces silencieux où la main de l’homme n’a jamais mis le pied, où la quiétude des trépassés balance le vacarme des vivants. On n’élève pas le ton dans le monde du silence, la devise de Tabarly, le marin noyé sans bruit pour ne pas déranger les poissons.
La femme ne reprend pas son souffle, elle devient écarlate, elle vide ses poumons tout en répétant inlassablement :
— Je t’aimais tant, je t’aimais tant, je t’aimais tant, je t’aimais tant.
C’est là que tout glisse dans l’irrationnel. Ce regard, cette voix. Je me chope le double effet Kiss cool en pleine tronche. Un début de migraine me vrille le front. L’effort de mémoire est violent, les souvenirs se télescopent, s’enchevêtrent. Trop vu de visages en vrac, de faciès grimaçants, de bouches tordues par la peur, de nez coulants. Je ne reconnais plus personne chantait B.B en frottant son cul sur la selle d’une Harley. Pareil pour moi, le short en cuir et les accords du beau Serge en moins. Mon boulot est fait d’oubli, le job rêvé pour amnésique. Je ne me souviens même pas du quidam que j’ai effacé hier. J’évite la routine. Je tue toujours pour la première fois. Mon cerveau n’est pas encombré par le trombinoscope macabre, le catalogue de viandes froides pour insomniaque chronique. Je dors comme un bébé, en chien de fusil, le flingue sous le traversin. Une seule personne visite encore mes nuits. Une femme inoubliable.

J’avais trois poils au menton quand j’ai rencontré Laura. Nous étions collégiens. Moi en fin de calvaire scolaire, elle au milieu d’une brillante trajectoire. Un parfum de retrouvailles flottait dans l’air quand nos regards se sont soudés. Notre amour venait de loin, de l’Antiquité, peut-être de la Préhistoire. Une incroyable impression de déjà vu, comme si nous avions déjà passé mille nuits ensemble. Nous avons échangé quelques phrases inutiles, pour la forme, pour donner l’illusion du coup de foudre à ceux qui nous observaient. Je connaissais le goût de ses lèvres avant de l’embrasser pour la première fois. Elle répondait aux questions que je n’avais pas encore posées. Laura avait un sourire à décongeler un mammouth, je frisais la crise cardiaque chaque fois qu’elle me montrait ses petites dents blanches. Je rajoutais des couches d’humour adolescent pour la faire rire un peu plus, pour l’aimer un peu plus. L’ange et le pitre. De la pure magie. L’âme sœur. Bien au-delà du bonheur. Le moment de grâce indescriptible. Les pieds ne touchent plus le sol, on se tient droit, la flèche de Cupidon plantée bien profond entre les omoplates. Je n’ai jamais plus ressenti un tel choc, une telle émotion. Jusqu’à aujourd’hui. Ce regard mouillé me ramène trente ans en arrière.

Pochette de disque. Rouge. Une fenêtre jaune avec quatre chevelus. Celui de droite avec une barbe de pâtre grec. Jim. Galette sur la platine. Elle saute du lit. L.A. Woman. Elle sort de l’alcôve. L.A. Woman. Elle danse. Nue. L.A. Woman. Nous chantons à tue-tête. L.A. Woman sunday afternoon. Une saloperie de petite larme roule sur ma joue. Mon cœur s’emballe. Ses bras autour de mon cou. Souffle chaud sur mes lèvres. Il faut lui dire. Je tente. T’as de beaux yeux, tu sais. Regard surpris. Elle attend autre chose. Elle m’embrasse. Déçue. Pas compris. Trop con. Puceau du cerveau. Léger duvet sous le pif. Guerre des boutons sur le front. Un gamin. Elle veut Rhett Butler. Elle veut Brando.
Sur les quais. Promenade. Main dans la main. La Seine en crue. Des troncs énormes, charriés comme des allumettes. Bing. Bang. Dans les piles du Pont Neuf. Un clodo nous tape une cigarette. Sympa. Instruit. Il nous parle de Gabin. Gueule d’Amour. Pépé Le Moko. Les cahiers du cinéma à lui tout seul. Elle se marre. Hi. Hi Hi. Petite musique emportée par le vent glacial. Chocolat brûlant dans un bistrot du Quartier latin. Pieds gelés. Besoin de chaleur. Besoin de câlins. On rentre chez nous. En riant.

Sous les toits. Nos rires réveillent le voisinage. Des vieux qui ne baisent plus depuis René Coty. On les emmerde. Pas le temps de faire le lit. L’Amour en continu. Jour et nuit. La piste aux étoiles. Lion de l’Atlas. Trapèze volant. S’il te plaît, va tourner le disque, la face B est géniale. Chute du plumard. Je me fracasse. Sans filet. Le cul à l’air. Rires. L.A. Woman. Are you a lucky little lady in The City of Light.

Victoria Station. Elle s’écroule sur son sac à dos. Vingt heures de voyage. Toujours le sourire. Même fatiguée. Caractère en or. Perle rare. Bijou. Un coup d’œil au kiosque à journaux. Pope is dead. Paul the Sixth a cassé sa tiare. Vont sûrement trouver un septième. Ou commencer une série. Fais du feu dans la cheminée. Les tabloïds persifleurs. Moqueurs. On rigole. On s’en fout. On veut voir Londres. Et ne jamais mourir. Nos chemins ne mènent pas à Rome. Première nuit sinistre. Une ruelle à la Dickens. Hôtel boui-boui. Moquette épaisse qui sent l’urine. Le proprio à la gueule en vrac. Souvenir du Blitz. Éclat d’obus dans la mâchoire. Recousu de travers. Sorti tout droit des studios Hammer. Un Picasso en live. Terrifiant. Accent cockney prononcé. Rien compris. Elle flippe. Moi aussi. Earl’s Court. Quartier turc. B and B douillet. Lit grand comme un stade. Wembley à guichets fermés. Douche dans le couloir. Continental Breakfast. Yes. Please. Un disquaire de folie. Soho. Regent Street. Une montagne de vinyles. Neufs ou d’occasions. King Crimson. Sparks. Caravan. Pink Floyd. Musique à tous les étages. Nirvana du rocker. Extase suprême. Bouffe dans un Wimpy’s. Incroyable. C’est bon. Cinéma à Covent Garden. Revenge of the Pink Panther. Peter Sellers fait un malheur. Les gens fument. Mangent. S’engueulent. Chantent. Bordel indescriptible. La fête du slip. On se marre comme des baleines. Rien compris au film. Londres en long. En large. En travers. Des Punks. Des Hell’s. Des Krishnas. Anarchy in the UK. St James Park. Regent’s Park. Hyde Park. Roulades dans l’herbe. Baisers sans fin. En apnée. C’est bon l’Angleterre. God save the Queen.

Elle me dit :
— Vas-y, Dan, fais ce que tu dois faire. Je t’aimais tant.
Je range mon arme. Je m’accroupis près d’elle. Je la serre dans mes bras. Elle pose sa tête sur mon épaule.
— Je suis morte cent fois. Je t’en supplie, tue-moi pour de bon.
Je sens des larmes sur mes joues. Je n’ai pas pleuré depuis qu’elle m’a quitté.
— On ne peut pas tuer un fantôme, Laura.
Elle se redresse.
— Ils vont t’avoir, Dan.
J’imite le collégien qui déconnait, autrefois.
— Je sais, Laura. Je m’en fous.
Elle prend ma tête dans ses mains. Elle me sourit.
— Nous allons partir tous les deux ?
Je retrouve ce regard qui a changé ma vie.
— Ensemble, Laura. Ensemble.

Elle me donne la main. Comme avant. Pourtant rien n’est comme avant. Londres a changé. Nous aussi. Queen’s Walk. Une ballade bien clean pour touriste photographe. Les quais de la Tamise ne sentent plus l’urine. Le karcher des jeux olympiques a raclé le béton jusqu’à l’os. Pas de papier gras. Pas de crotte de chien. Que dalle. Même pas un petit crachat. Monsieur propre est passé par là. Time for lunch. Les louveteaux de la City se déplacent en meute. Ils s’éparpillent dans les pelouses en aboyant. Un merdeux en costard mord dans un Panini. IPhone en pogne. Coupe de douilles à la Ronaldo. Eau de toilette en bidon de cinq litres. Tablette dans le sac à dos. Un blaireau en moule-bite fait son running en causant dans l’oreillette. Une working girl maquillée au rouleau lèche le couvercle de son Tupperware. Les clodos ont disparu. Séquestrés dans des résidences où l’odeur d’ammoniaque a remplacé celle du dessous de bras. Régime jockey. Viande panée. Eau du robinet. Pour eux c’est peut-être mieux. Pas sûr. Pour moi c’est moins bien. Ça manque de charme, d’humanité. Boris, le maire flamboyant, a tout nettoyé. Du sol au plafond. Londres a perdu son brouillard, ses puanteurs. Même les vieilles pierres sentent le neuf. Un fumet de toile cirée et de peinture acrylique. On se croirait à Castorama. Elle ne dit rien. Elle sait. Je sais qu’elle sait. Elle sait que je sais qu’elle sait. Sa peau est moite. La pression de ses doigts n’est pas naturelle. Demain tout sera fini. Nos retrouvailles sont des adieux. Pars, surtout ne te retourne pas. Pars, fait ce que tu dois faire sans moi. Finir en beauté. Mourir sous les applaudissements. En crânant. Elle, avec un mouchoir à la main. Moi avec un flingue à la ceinture. No woman. No cry. Woman. Little sister. Don’t shed no tears. Faut vraiment être défoncé sévère pour écrire une si belle chanson. Avec en prime une saloperie de tumeur qui vous bouffe le cerveau.
Marylebone Lane. Nous poussons la porte du Golden Hind, petite cantine qui ne paye pas de mine, tables en formica et chaises de bistrot, mais où le Fish and Chips est tout simplement grandiose. Nous mangeons en silence, en échangeant quelques œillades apaisantes et sereines.
Ils nous attendent dans la rue. Une véritable armada. Le commanditaire n’a pas regardé à la dépense, quatre hommes pour nettoyer un retraité de la gâchette et une flambeuse de cinquante kilos, visiblement ils se méfient de mes réflexes.
Le concerto pour artillerie lourde démarre plein pot. Une musique que je connais bien. Les méchants ne sont pas venus avec des lance-pierres. Je dégaine. Je cueille le premier en pleine poire. Sa tête éclate comme une citrouille trop mûre. Happy Halloween. Le calibre 44, à moins de dix mètres, ça ne fait pas de cadeau. Le tueur s’effondre sur une Fiat Punto et glisse le long du capot en laissant une traînée sanglante. J’ajuste une deuxième cible quand, soudain, Laura vacille. Je me penche vers elle, je déguste une volée de balles en pleine poitrine. Percé, troué, vaincu, je m’allonge sur le trottoir.
Son sourire est figé. J’ai l’impression qu’elle me regarde encore. Ils l’ont tué en premier pour me faire souffrir davantage. Ils ont réussi leur coup. J’ai mal, affreusement mal, on dirait qu’un chien me bouffe les tripes.
Le porte-flingue en chef est un grand fifre qui se la joue Pierce Brosnan. Brushing laqué, pompes brillantes comme un miroir de bordel, gants en chevreau. C’est moi qui l’ai formé. Adroit, discipliné mais pas malin pour deux sous. Si j’étais d’équerre, il ne ferait pas long feu avec sa dégaine de bureaucrate. Mais les jeux sont faits. Il me domine, son arme dirigée droit sur mon front.
Je souffle :
— Hé ! Ducon ! T’as déjà été amoureux ?
Il se marre.
— Dan, tu sais bien que dans notre métier on ne doit pas s’attacher. Mais pourquoi tu m’appelles toujours Ducon ?
— Réponds à ma question, Ducon.
— Non, Dan. Jamais été amoureux.
Je murmure en bavouillant du Viandox :
— C’est pour ça que je t’appelle Ducon.
Son regard vire au gris. Ses mâchoires se crispent. Le spadassin endimanché n’a pas un brin d’humour. Il appuie sur la détente.

Dernière lueur avant les ténèbres.

mardi 9 décembre 2014

Nouvelle 3 - Ali au pays des cartes vermeil - Guillaume Cherel

Ali ne regardait plus la télé, sinon il aurait su que de rudes épreuves l’attendaient, lui et tous les Mouloud, Ahmed, Nadir et autres Mustapha de l’hexagone. Pour les Jamila, c’était autre chose…
Une majorité de « Français de souche » venait de voter « démocratiquement » pour celle qui allait « libérer le pays des cohortes d’immigrés suceurs de sang », dixit. Question de préférence nationale, de droit du sol, de sécurité… Il leur fallait des boucs émissaires avec la gueule de l’emploi.
Ali avait une bonne tête de caïra du 9.3. Il habitait à Bagnolet, dans une tour d’un ensemble HLM, du quartier des « Coutures », tout près des Puces. Quasiment dans le bas Montreuil, dans une rue (Edouard-Vaillant), où j’avais grandi moi-même, trente ans auparavant.
Aujourd’hui, le 50, rue Édouard-Vaillant est devenu un spot de deal où les flics de la BAC ne font pas la loi et où les seules qui ont le bac sont des filles. Un jeune du quartier avait récemment été tué par un autre jeune de Montreuil. Cette rue était peuplée de gremlins aux yeux de cendre.
Elle se dressait face au périphérique, sa grande tour grise, comme pour lorgner sur Paris et ses richesses. Tel un château fort en avant-poste, à demi caché par des bureaux flambant neufs, aux façades aussi froides que la compassion des sociétés d’assurance implantées là.
Autrefois, on accédait aux « Coutures » par le « passage des Italiens ». Aujourd’hui, les maisonnettes à jardinet ont été remplacées par d’autres barres de béton. Ces blockhaus, conçus pour résister aux rafales de colère, abritent une population vivant sous le seuil de pauvreté (revenus mensuels inférieurs à 814 euros, ou 977, euros selon la définition adoptée).
Outre le Narval’O, bistrot auvergnat, il y a des cafés arabes, un boucher casher, un resto chinois et une épicerie qui ne cesse de changer de propriétaire. Le boucher de cheval de mon enfance a fermé depuis belle lurette, après la boulangerie, Félix-Potin, et la marchande de journaux (madame Bourrel), où j’achetais mes Strange, Onze-Mondial et les vignettes Panini.
La bibliothèque municipale de quartier a été transformée en « foyer des jeunes » et le pharmacien a pris sa retraite. De cette époque, reste l’école Jules-Ferry, tout près du collège Politzer. Le tout, placé en Zone d’éducation prioritaire (ZEP)…
Les gens qui habitent ce quartier – parce qu’ils ne peuvent faire autrement – ne se parlent plus comme « avant ». Ils se croisent et s’observent. Il n’est pas rare qu’ils grognent et s’aboient dessus. Parfois, ils s’entre-déchirent : les Gaulois dévisagent les basanés qui jalousent les bridés qui n’aiment pas les Noirs. 
Ali régnait sur ce quartier. Il y était né et y vivait depuis une vingtaine d’années. Bien sûr, il y avait d’autres têtes brûlées sur son territoire mais ils ne comptaient pas. Ali était le caïd de cette zone. Son royaume allait de la Rue de Paris, aux limites de Montreuil, jusqu’au métro Gallieni, du côté du Théâtre de l’échangeur.
Son père était mon ami. J’ai vu naître puis grandir Ali. Malgré son âge,  et sa taille (1, 80 m), il reste pour moi un « petit ». Un gamin à surveiller de près… comme le Front National en démocratie.
À force de se battre, sans jamais connaître la défaite, Ali a fini par se prendre pour un champion. Il croyait devenir champion du monde de Free Fight, en deux ou trois ans. Déjà, il portait un prénom prédestiné : Ali. Comme The greatest Mohamed Ali, ex-Cassius Clay. Gamin, il avait vu Rocky-Stallone vaincre l’adversité à la force de ses poings. C’était du cinéma, certes, mais basé sur une histoire vraie. Il avait remarqué qu’en France, la majorité des boxeurs pros étaient comme lui d’origine maghrébine, ou blacks. Alors, pourquoi pas lui ? Se battre était la seule chose qu’il savait faire.
J’avais beau lui répéter qu’en Ultimate, les meilleurs étaient très bons au sol, il s’est inscrit au Top Rank de Bagnolet, un club de boxe dirigé par un ancien champion olympique. Restait à se trouver un surnom. Tous les grands champions en avaient : Manos de Piedra, the Beast Mugabi, Terrible Norris, le Taureau du Bronx, Iron Mike, Marvelous Marvin Hagler. Il se serait bien vu en « killer kid », ou carrément « l’égorgeur »… Je lui ai proposé « le Blédard » : ça ne l’a pas fait rire.
– Et pourquoi pas le bison du 93 ?!
– Pourquoi bison ? a demandé Ali.
– Parce que ça donne zombie en verlan…
– Allons-y pour le « Bison de Bajo ».
Bajo, c’est le surnom donné à la ville de Bagnolet par les anciens. Ceux qui ont connu la zone, les Manouches et les terrains vagues.
Ali a commencé à disjoncter vers l’âge de huit ans, dans une cour d’école tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Elle résonnait de cris stridents, cette cour ordinaire, pendant la récré, lorsqu’Ali a été pris d’une rage soudaine. Patrick, le rouquin, venait de lui cracher à la gueule : « Frappe le premier, lui avait conseillé son grand frère. Fais-toi respecter dès le premier jour. » Coup de boule. Patrick s’est mis à saigner du nez. Il y aurait bientôt du sang, de la chique et du mollard… Toute l’école était au courant. Même le corps enseignant.
Les deux élèves ont été convoqués chez le dirlo. Ali s’est pris une baffe, ce qui n’a fait qu’augmenter sa colère, comme Hulk. Patrick lui a donné rendez-vous à la sortie. Il y a eu baston. Ali a eu le dessus mais Patrick s’était montré coriace. Les deux grands frères ont rappliqué et s’y sont mis aussi. Puis les deux bandes, des Coutures et de Gallieni, se sont retrouvées, au Plateau des Malassis. Le quartier de La Noue s’y est mis, plus des potes de Montreuil… Ils se sont battus à coup de sabre et de barres de fer. Un gitan, ferrailleur du côté des Lilas, a remarqué qu’Ali savait se « kourave », comme il disait en manouche. Il lui a conseillé de faire de la boxe. Ali s’est pris pour un vrai dur. Dès lors, tous les prétextes furent bons pour chercher la bagarre. Dans la rue, les boîtes, les fêtes foraines, le métro, les arrêts de bus.
Cette banale bagarre de cour d’école a tout déclenché : conseil de discipline au collège, exclusion, sentiment de rejet, fugues, vols, première arrestation, raclée du grand-frère, sentiment de colère, parano… Pas de père, pas de repères.
Je veillais sur lui. Mais j’avais beau lui parler, tenter de le raisonner, il remettait ça. Ali s’est mis au bizness d’électroménager, autoradio, hi-fi : parcours classique. Il passait commande, avant les fêtes de Noël et les fêtes des pères et des mères, et refourguait la marchandise tombée du camion à des prix défiant tellement la concurrence qu’il était difficile de ne pas céder à la tentation. Cinquante euros l’écran plat, ça laissait rêveur toutes les smalas du bled. Il assurait même la maintenance. Comme chez Darty… mais avec lui c’était à vie ! Enfin bon, si on était du quartier, hein…. Ali faisait également dans le spiritueux : la bouteille de Ruinard à 10 euros – sortie toute fraîche de chez Franprix, où il avait des complicités –, c’était difficile de refuser. J’avoue…
Puis il est passé aux scooters, bagnoles, cambriolages, cigarettes, shit et à la première arrestation… Je l’ai freiné juste avant son premier braquage de bijouterie. Il voulait faire ça à Auchan, Bel-Est, en plus, ce con. Pour un peu, je lui aurais donné des conseils, genre taper en province, là où personne ne le connait.
Enfant, Ali avait une morale. Presque une éthique. Jamais il ne touchait à la voiture des parents de ses copains d’enfance, par exemple (et il respectait les filles, femmes, mères, grand-mères). Avec l’argent qu’il gagnait, Ali se payait à bouffer et des vêtements. Le reste, il le dépensait à la Foire du Trône ou dans les boîtes de nuit. Bientôt, viendraient les premières vacances en Espagne, et les week-ends à Deauville, pour flamber.
En fin d’adolescence, Ali s’est mis à surfer sur Internet et à détester tout le monde, ou presque : famille et voisins compris. Surtout les « Français », comme il disait. Notamment s’ils portaient la moustache… Pour lui c’était tous des flics en puissance, des racistes, des fachos, des bourgeois. Ali commençait à se radicaliser. Tout était manipulé par les Américains, donc les juifs, évidemment.
Il voulait faire le Jihad de mes c…
Inch Al’Marx !, j’allai l’en empêcher.
J’étais « médiateur », depuis les prétendues « émeutes » de 2005. J’étais censé aider au « resserrement du lien social », bref, le « Vivre ensemble » et tout le tralala… Zarma, j’étais en « mission » au service de la « Démocratie locale » pour tenir les mômes des cités.
En tant que responsable des animateurs de centre de quartier, j’en ai profité pour pistonner Ali comme éducateur. C’était juste avant qu’il n’atteigne la majorité, donc l’âge d’aller en prison… Mon idée était de le mettre en valeur, en lui donnant des responsabilités auprès de mômes qui lui ressemblaient. Grosse erreur.
Au lieu de calmer les plus turbulents, par son aura de caïd, il les entraînait à faire de plus grosses conneries encore ; sous prétexte d’être rebelle, contre le système et toute forme d’autorité. Autre que familiale ou religieuse, évidemment. Quoique…
Le jour où je l’ai surpris à rouler des pétards avec des mineurs, on a eu une petite discussion. J’ai prévenu son frère, lequel n’a rien trouvé de mieux que de traîner Ali à la mosquée. Bilan : walou. Il les a traités de lâches… pas foutus d’aller « jihader » en Syrie. Il avait autre chose à foutre que de prier six fois par jour. Pareil pour les « grand-frères » qui le bassinaient avec leur Marche pour l’égalité et contre le racisme… « Tous récupérés ! Que ce soit la « Marche des beurs », « Touche pas à mon pote », ou « SOS Racisme » : « regarde les beurgeois ! Ils sont pires qu’au bled ! Dès qu’ils ont le pouvoir, ils se gavent… ».
Ali était devenu persona non grata à La Noue, où se trouvait la mosquée temporaire, au sous-sol d’une tour gigantesque où un Chinois avait obtenu le Prix Nobel de littérature… Je doutais qu’il voie un jour terminée la nouvelle en construction. 
Un jour que j’essayais de lui ouvrir les yeux sur le concept de « communautarisme » et le fait qu’il ne rêvait que d’en faire partie, du « système » (ultralibéral), il m’a répondu : « Essaie de louer un appart à Paris quand tu t’appelles Ali… Y’a plus d’Ali ! Appelle-moi Jojo. ». Une histoire de pari perdu au bistrot le Bal Perdu, le rade situé juste en face de la mairie. Allons-y pour l’affreux Jojo de Bajo.
Un zombie de Bajo qui s’était mis en tête de flinguer Marlène Lepine.
Jamais je n’aurais dû promettre à son père de m’occuper de lui. Si j’avais su les emmerdes qu’il allait provoquer, je l’aurais mis dans une maison de correction, directe… Si ça existait encore ; ou à l’armée, tiens ! Comme le préconisait Ségolène… Le pire, c’est que j’étais plutôt d’accord avec Ali, dans le fond. Pour le côté anarcho-libertaire.
C’est moi qui lui avais donné à lire Cendrars et son pote Miller, Henry : si les gens ouvraient les yeux, ils seraient tellement horrifiés par tout ce qui les entoure qu’ils lâcheraient leurs outils, quitteraient leurs boulots, ne paieraient plus leurs impôts, refuseraient toute obligation, rejetteraient toute loi, etc. Comment un homme ou une femme réellement lucides feraient-ils tous les trucs délirants qu’ils sont censés faire à tout moment de la journée ?
Ali s’était d’abord intéressé aux groupuscules radicaux comme Action Directe, les Brigades rouges, Florence Rey, tout ça. Et, pour tout dire, je trouvais ça plus sain que d’aller se faire buter en Syrie pour des muslims hallucinés.
J’avais beau tourner le problème mille fois dans ma tête, je n’avais pas le choix. Je connaissais le futur coupable d’un crime… pas encore commis. Je devais empêcher Ali de flinguer la fille de Roger Leblond. Marlène Lapine… La blonde. Était-ce parce que c’était une femme ? Pourtant plus dangereuse que son père puisqu’elle vient de prendre le pouvoir.
Il fallait que j’empêche Ali de faire un truc que j’aurais aimé faire moi-même, si j’avais les couilles : descendre une salope dangereuse pour l’avenir de notre société. Comme on aurait dû faire avec Hitler et tous les dictateurs… C’est la peur et la lâcheté qui bouffent les cerveaux. Le Che en avait eu, lui, des cojones. On a vu où ça l’a amené.
J’en dormais plus la nuit. J’avais mal au crâne et le bide en vrac, envie de vomir et de chier tout le temps. Pour tout dire je me dégoûtais moi-même. Si je m’étais rencontré, je me serai sans doute trouvé repoussant, négligé. Je devais puer de la gueule. Mes cheveux étaient gras.
Soudain, rue Sadi-Carnot, tandis que je revenais d’une visite à mon ami journaliste au magazine municipal (toujours très bien informé), une voiture s’est rabattue en trombe à ma hauteur, le long du trottoir. Ils étaient quatre à l’intérieur. Deux sont sortis et m’ont plaqué sur le capot. Les autres surveillaient les alentours. Ouf ! des flics… municipaux en plus. Un instant j’ai craint qu’il s’agisse des sbires de Leblond. Le meneur était si balèze que j’ai cru à une éclipse. Flanqué de trois mini-clones, il m’a fouillé et m’a interrogé vite fait. Oui j’étais bien celui qu’ils cherchaient… Direction le poste.
Ils voulaient savoir où était Ali.
J’en savais rien moi-même, alors…
Après l’interrogatoire, je suis rentré chez moi à pied. Toujours à pied. C’est bon pour la santé, me disait ma grand-mère… morte à 106 ans. Le poste de police (pas un vrai commissariat) sentait le renfermé. J’ai respiré un bon coup. Et j’ai toussé aussi sec, comme un souffreteux de base. Le ciel était bas, plat, gris-triste. Un putain de crachin continuait d’embrumer mes lunettes de myope astigmate.
Entrer dans la police, m’avait proposé la fliquette en chef ?
Elle en avait de bonnes, elle !
Quand j’étais môme, depuis ma chambre, fenêtre entrouverte, j’imaginais que c’était l’océan. Avec un peu d’imagination, le feulement des pneus sur le bitume du périph. me rappelait le bruit de la mer. Et quand la circulation était coupée, ça laissait comme un grand vide. Les chiens sortaient leur maître et les télés baissaient leur son. On entendait mieux les voisins du dessus, pissant, chiant, gueulant, pleurant, riant aussi… J’arrivais plus à dormir sans ma berceuse.
Dans les années 70-80, on parlait encore de « ceinture rouge » quand on évoquait la Petite ceinture. Les PCF tournaient autour des 15/20 % et Pif Gadget semait ses pois sauteurs dans des millions de foyers. Mon HLM n’était pas blême, comme chantait ce fils à papa Renaud, qui n’y a jamais mis les Santiag’. Il était plein de vie et d’envies. D’humeurs, d’odeurs, d’amour et d’humour. Puis le quartier est devenu glauque, dans les années 90-2000.
Gamin, je me souviens qu’on portait les « commissions » de madame Chéraïet ou Grosbois, Berrebi ou Ekambi, Ekima, ou Krichi, Goual ou Le Bris, sans rechigner. Chaque palier avait son odeur de cuisine. C’était Top-chef à chaque étage : massalé au rez-de-chaussée, paella au premier, couscous au deuxième, pot-au-feu au troisième, etc. Aujourd’hui que le PFN dépasse les 40 % aux élections, c’est steak-frites, surgelé pour tous. Lorsqu’ils se sont alliés aux écolos, ces fanatiques du bio, on a fini de rigoler. Attentions aux odeurs déplacées… À quand la dictature écolo-facho ?
Malgré le numéro de charme de la fliquette en chef, je savais ses collègues bien renseignés par les sympathisants du PFN, et donc que s’ils chopaient Ali avant moi, ils n’en feraient qu’une bouchée.
J’avais l’avantage de connaître parfaitement le terrain… Après une heure de téléphone arabe, in vivo et de visu, chez Ben, un resto dans le quartier Robespierre, j’ai su qu’une bande de l’Essonne était à ses trousses. D’après ce que j’avais pigé, le matos que les flics avaient découvert au garage municipal leur appartenait. Ce con d’Ali avait braqué une bande rivale. Il risquait de finir dans un coffre de voiture, rôti comme à Marseille.
Je connaissais toutes les cachettes possibles de la ville, pour les avoir utilisées moi-même avec le père d’Ali. J’ai visité des dizaines de caves, des greniers, des apparts d’amis d’amies d’amis… Rien.  Pour me remonter le moral, j’ai bu quelques verres de rouge, de la bière, et un ou deux pastis avec des potes, rue de Paris. Ce mélange m’a donné tellement faim que j’avais envie de me bouffer les doigts. Je me suis arrêté au premier resto-Kebab et j’ai commandé un Grec complet : frites-salade-tomate-oignon-ketchup.
La bouche et les mains encore graisseuses, j’ai pris le métro à la station Robespierre pour aller interroger des potes à la Croix-de-Chavaux. Mais je me suis endormi et réveillé à la mairie de Montreuil en pleine baston générale. Deux bandes s’affrontaient. Des vigiles de la RATP s’y étaient mis. Et des SDF en colère, bientôt rejoints par des usagers ulcérés. Vision cauchemardesque. Cacophonie. J’en avais marre de toute cette merde.
Les gremlins ont fini par se volatiliser comme des moineaux.
Je suis retourné à pied vers la Croix-de-Chavaux. J’ai à nouveau fait la tournée des rades. Rien. Ou alors des conneries. J’ai encore bu des coups dans un bar à bobos branchouilles. Comme j’étais pété, je suis allé frapper aux volets de Bénédicte, une ex d’origine italienne, qui habitait un rez-de-chaussée, toujours Rue de Paris, près du Marché couvert. Elle m’a fait des pâtes. J’ai encore bu du vin. Et je me suis effondré sans la baiser.
Le lendemain matin, Bénédicte avait disparu.
À sa place, j’ai vu Ali débarquer dans la chambre, avec un verre d’eau et de l’aspirine : 
– Qu’est-ce que tu fous ici ?
– J’ai dormi dans la chambre de son fils.
– T’as les flics au cul !
– S’il n’y avait qu’eux…
— Et tu t’en bats les couilles, je sais.

— Tu m’accompagnes à mon premier combat ? 

vendredi 5 décembre 2014

Nouvelle 2 : Il sonnellino - Ian Manook



— Vincenzo ?
— Ah, Dino, merci de rappeler.
— Tu sais quelle heure il est ? J’étais à table, là !
— Je sais, je sais, Dino, mais je suis dans la merde, cousin. J’ai besoin d’un coup de main.
— Quoi, tu as encore un macchabée sur les bras ?
— Non, non, Dino, pas encore, c’est justement ça le problème…
— Écoute cousin, sois plus clair et dépêche-toi, sinon il n’y aura pas que les penne à être très arrabbiata, si tu vois ce que je veux dire. J’ai pas que ça à faire, de te rendre service !
— Hey, calme-toi Dino, tu veux ? Le service que j’ai à te demander, tu me le dois déjà, tu te souviens ?
— Oui, oui, je sais Vince, je sais : c’est toi qui as cadavérisé ce youpin de Bergman qui voulait orgasmer ma Rosetta pendant mon stage à Rickers. J’ai pas oublié.
— Encore heureux, parce qu’après avoir buté pour toi le connard d’élu, j’ai quand même eu les bites-coupées aux basques pendant tout ton séjour au Club Pénitentiaire. Il a même fallu que j’en dessoude quatre, des gars de la bande à Talmud, pour avoir la paix sur terre !
— D’accord, d’accord Vince. Bon alors, c’est quoi ce service ? Déjà que mes penne sont froides, tu es sûr ça ne peut pas attendre que je trempe mes cantuccini dans le fragolino ?
— Non Dino, ça peut pas.
— Bon attends, t’as l’air trop pris des nerfs, je m’isole…
— …………
— Voilà, on est peinards.
— T’es avec qui, là ?
— Oh, je suis avec qui je veux, cousin. Bon, alors tu accouches ?
— Voilà, Martano, le conseiller de Don Leonetti m’a mis sur un contrat et je peux pas.
— Comment ça, tu peux pas, t’as une entorse de l’index ?
— Non Dino, flinguer je peux, c’est y aller que je peux pas.
— Oh, Vince, qu’est-ce que tu racontes ! On parle d’un contrat à la Martano, là, pas d’une fusillade facultative ! Et pourquoi tu pourrais pas ?
— Faut que j’emmène Cynthia au poney.
— …
— Dino, t’es toujours là ?
— Ben figure-toi que je préférerais pas. C’est quoi cette connerie de poney.
— C’est un petit chev…
— Oh, Vincenzo, je sais ce que c’est qu’un poney. Je te demande ce que c’est que cette connerie d’emmener ta môme au poney !
— Tu connais ma Cynthia, mon oiseau-mouche, mon ange en sucre, mon abricot des neiges…
— Ton abricot des neiges ! ?
— …oui ma fille chérie, ma princesse adorée, et bien cet après-midi elle fait son premier galop, tu comprends ?
— …
— Non tu comprends pas, alors j’explique : il faut que je l’accompagne !
— Vince Vince, Vince, coince le téléphone deux secondes contre ton épaule et tends les mains devant toi, paumes en l’air…et maintenant balance-les de haut en bas…non, pas comme ça, de façon alternée…
— Comment tu sais que…
— Parce que t’es con Vince ! Bon, tu vois devant toi, tes mains font comme les plateaux d’une balance. Alors regarde bien maintenant : dans la main gauche, tu as ta petite Cynthia et son condensé de canasson à la noix, et dans l’autre, tu as Martano, le consigliere de Don Leonetti. Pour faire bonne mesure, côté Martano, tu rajoutes une dizaine de porte-flingues plus Lorenzo le Macaque de Détroit, Nino gueule de rêne d’Albuquerque, les Giavelli, les frangins fratricides du Bronx, et El Pablo Loco du Nouveau Mexique. Ah, et puis Ricky Maraviglioso aussi. Ça, c’est pour la poudre. Côté carton, toujours plateau Martano, tu mets en vrac toute ta famille sur trois générations, plus toi et ton abricot qu’aura même pas le temps de voir la neige cette année. Plus son ersatz de bourrin. Et maintenant, de quel côté ça penche, Vincenzo ?
— Hey, cherche pas à m’embrouiller Dino, je peux pas faire ce contrat, un point c’est tout.
— Ah oui ? Et tu crois que tu vas t’en sortir comme ça ? Même si tu apportais toi-même tes couilles sur un plateau à Martano (Monsieur Martano, je vous apporte mes couilles sur ce plateau pour ne pas avoir pu honorer mon contrat) tu ne serais encore même pas assez mort pour supporter par où il te les ferait bouffer !
— Je sais Dino, je sais. C’est bien pour ça que je te demande ce service.
— Mais putain de bordel de merde Vince, Dieu me pardonne ma grossièreté, tu ne peux pas demander à Maria Assunta d’accompagner votre fille au poney, non ? Putain, pardonnez-moi mon Dieu, Vince, on ne la voit jamais ta Maria Assunta, ça lui ferait au moins prendre l’air en plus.
— C’est impossible Dino, Maria Assunta n’est plus là…
— Comment ça plus là ? Elle est partie ?
— Oui, il y a deux ans.
— Et toi, toi, Vincenzo Tosi, tu l’as laissée partir ? Maria Assunta ? Ta femme ?
— Ben…ça s’est pas passé exactement comme ça…
— Comment ça s’est passé alors ?
— Et bien tu vois cousin, on s’était un peu chauffé les nerfs vu que je pensais que le Lorenzo Fratelli, tu connais, celui du racket à Brooklyn ? Bref, je pensais qu’il la zyeutait un peu beaucoup et que sa façon de se fringuer, à ma Maria Assunta, elle devait bien y être pour quelque chose. Alors après la surchauffe, j’ai en quelque sorte un peu refroidi notre embrouille…
— Et… ?
— Et je lui ai payé une petite séance de shopping.
— Du shopping, hein ? Toi ?
— Oui. Du côté du port…
— Du port ?
— Oui. En fait, question shopping, je lui ai offert une belle paire d’escarpins en béton à cette salope !
— Nom de Dieu pardonnez-moi mon seigneur, tu l’as… ?
— Oui, je l’ai…
— Merde alors ! Et tu vis seul depuis tout ce temps-là ?
— Non, non, j’avais déjà Marcella, ma maîtresse, tu sais, celle du strip-tease à Long Island ? On est ensemble maintenant.
— Et bien alors ça roule, cousin, Marcella n’a qu’à accompagner ton loukoum à la galopade des étalons rabotés !
— C’est hors de question Dino.
— Ah oui ? Pourquoi ? Et avant de répondre n’oublie pas toute la merde martanesque que tu tiens dans ta main droite.
— Parce que Maria Assunta je l’aimais trop, et Marcella aussi. Je veux pas être obligé d’emmener Marcie shopper du côté du port à son tour. Alors depuis qu’on s’aime au grand jour, elle sort pas de la maison. Jamais. Niente. J’ai tout fermé, barricadé, verrouillé. Je ne veux pas qu’un de ces salauds la mate comme ce Lorenzo a désapé des oculaires ma Maria Assunta et me force à lui offrir une paire de palmes en parpaings à elle aussi.
— Ah oui, là je comprends Vincenzo, je comprends. Donc, tu es vraiment dans la merde mon petit Vince.
— C’est par là que j’ai commencé, rappelle-toi.
— Tu es dans la merde, et tu voudrais que j’y patauge à ta place.
— C’est le service que tu me dois !
— D’accord, d’accord… et il est sur qui ce contrat, que je voie ce que je peux faire ?
— Ben justement, c’est ça qui est chiant Dino…
— Vicenzo, mes spaghettis à la puttanesca étaient trop bons. Ne vas pas me les faire digérer à la bile froide, tu veux ? Il était sur qui, ce putain de contrat ?
— Ben…Sur toi, Dino.
— Quoi ? Espèce de putain d’enfoiré de fils de pute excusez-moi Seigneur, sur moi ! ?
— Hey calme-toi cousin, tu sais très bien que c’est pas moi qui choisis qui je dois dessouder !
— Enculé de rital à la con c’est ma faute c’est ma très grande faute Seigneur, n’empêche que sans la foutue compétition de mouton à crinière de ta pisseuse, tu m’aurais déjà buté sans état d’âme, c’est pas vrai ?
— Hey pas d’insulte, tu veux, je suis pas rital, moi. Je suis calabrais. Alors mesure ton langage.
— Calabrais de mes couilles oui, excusez Seigneur. Et mes abricots des neiges à moi, tu y as pensé ? Tu sais combien j’en ai, moi, des abricots ? Dix ! Dix que j’en ai ! Et toi espèce de bâtard de couille molle à la con Sainte Mère de Dieu priez pour moi tu étais prêt à faire dix orphelines d’un seul coup si ta môme avait fait badminton au lieu de poney !
— Dino, Dino, tu sais bien qu’il n’y a rien de personnel là-dedans. Je suis porte-flingue, tu le sais bien. Deuxième gâchette chez Don Leonetti. Je fais que mon boulot, cousin.
— Ah oui ? Et c’est qui la première gâchette de la famille Leonetti, hein ? C’EST QUI ? CONNARD DE SICILIEN DE MERDE EXCUSEZ SEIGNEUR !
— Ben c’est toi Dino. Bien sûr que tu es la première gâchette. Tout le monde le sait, Dino. Personne ne le conteste. Personne, je te le jure. Et tu le resteras toujours, honneur et respect !
— …
— Dino, tu m’écoutes ? Honneur et respect j’ai dit.
— Oui, mais… pourquoi tu m’appelles alors ?
— …j’en sais plus trop rien. J’aurais dû te descendre il y a une semaine déjà. Martano m’a envoyé El Pablo Loco en début de semaine pour voir où j’en étais, et hier les Giavelli se sont invités au petit-déjeuner.
— Merde. Il t’a gâté Martano. Ils sont graves ceux-là !
— Ces fils de putes, tu te rends compte ? Ils débarquent sans prévenir avec Marcie tout en dentelle qui me servait le café à poil en dessous. Putains de déglingués lubriques, tu aurais vu comment ils la regardaient !
— Oh non Vince, ne me dis pas que…
— Et qu’est-ce que tu voulais que je fasse d’autre, Dino ? Ils avaient des bites à la place des yeux ces enfoirés de Milanais !
— Oh Dieu miséricordieux, mais qu’est-ce que tu as fait Vince ?
— J’ai fait ce qu’il fallait et que tu aurais fait à ma place. Les Giavelli, ils n’ont plus de bite. Et plus d’yeux non plus d’ailleurs ! Tu te rends compte qu’ils m’ont forcé à faire ça chez moi, dans ma cuisine, sans faire de bruit pour ne pas réveiller ma petite Cynthia. Les yeux et la bite, tu conviendras que c’était pas facile en mezza voce !
— Et… et Marcie ?
— Marcie c’est pas pareil, elle était à la maison, elle n’y était pour rien cette fois. D’ailleurs elle m’a aidé avec les corps. Tu aurais dû voir ça Dino, elle avait du sang plein sa nuisette et ça collait la dentelle à sa peau, ça moulait ses gros seins et on voyait les tétons bandés à travers. Même entre ses cuisses ça collait, on devinait sa touffe, cousin. Tu aurais dû voir ça !
— Non, j’ai rien vu, okay ? J’ai rien vu, queude, nibe, niente, j’étais pas là, et j’imagine walou, même pas en crypté, tu m’entends ? C’est bien clair ?
— Merde Dino, jamais j’aurais cru ça d’elle et moi, tu sais ? Après on est passés sous la douche tous les deux à se lécher le sang, je te jure, c’était bandant dans la mousse à savon et je te l’ai enfouraillée sous l’eau chaude, putain Dino, j’ai dû dégainer au moins trois fois et peut-être bien qu’on a refait un petit abricot, Dino, peut-être bien que je lui ai planté un putain d’abricotier dans le jardin, si tu veux tout savoir !
— Sainte Mère de Dieu Vince je ne veux rien savoir, tu m’entends ? Je n’ai rien entendu, j’ai même pas écouté, je me suis ensablé les portugaises, j’ai replié les pavillons, je te jure. J’ai même fermé les yeux quand tu parlais, alors tu vois !
— Sacrés Giavelli, tu te rends compte que ça sera peut-être bien grâce à eux si…
— Vincenzo, Vincenzo, Vincenzo, revenons aux Giavelli justement, qu’est-ce que tu as fait des corps ? C’est pour ça que tu as besoin de moi ?
— Non, non, les Giavelli je les ai rangés, bien à l’abri, discrétos.
— Où ça ?
— À côté du Pablo Loco !
— …
— Dino, il faut me comprendre, j’ai rien cherché dans ce coup-là ! Il était fou ce Mexicano. D’ailleurs Don Leonetti n’aurait jamais dû accepter cet étranger dans notre famille.
— Vince, Pablo Loco n’est PAS un étranger. Il n’est PAS mexicain. C’est juste quelqu’un de la famille qui s’est fait piquer à Acapulco avec une tonne de coke. Et pas n’importe quel quelqu’un. El Pablo Loco, C’EST LE NEVEU DE DON LEONETTI !
— …c’était !
— Quoi ? Putain de merde Mon Dieu je sacrilège mais faut comprendre, tu as tué le neveu du Capo dei Capi ?
— Je l’ai pas tué Dino, je l’ai pas tué. Il débarque, là, frimeur comme un mariachi à la con, il joue les zorro avec son rasoir à la main, et il me fait le coup de si je te déglingue pas il s’occupe de Marcie et Cynthia.
— Et alors ?
— Alors il fait ça devant Cynthia !
— Et alors ?
— Alors il se fout d’elle en gigotant de la lame et lui dit que Pomme d’Amour…
— Pomme d’Amour ?
— C’est le poney de ma Cynthia.
— Et alors ?
— Alors il dit comme ça à Cynthia que Pomme d’Amour avait la panse trop à ras du gazon pour être un vrai cheval, que sa putain de jument de mère avait dû se faire sauter par un basset artésien pour accoucher d’une erreur pareille, qu’il était tout juste bon à ce qu’on lui enfonce un manche à balai dans le cul pour en faire un balai-brosse, et encore plein d’autres horreurs du même genre. Et puis il a vu l’autre poney dans le salon, celui que j’ai fait empailler pour que mon petit abricot s’entraîne à la bonne position, et il l’a enjambé en disant qu’il préférait mourir plutôt que de chevaucher cette miette de cheval.
— Et alors ?
— Alors j’ai un peu perdu le contrôle et je lui ai coupé les deux guibolles à hauteur des genoux pour qu’il soit à la bonne taille !
— Tu lui as…
— Oui, mais je l’ai pas tué Dino. Techniquement je l’ai pas tué. Je l’ai raccourci des jambes, mais je l’ai pas tué. C’est ce con qui s’est vidé de son sang pour mourir.
— Je comprends Vincenzo, je comprends. Donc El Pablo Loco et les Giavelli sont chez toi.
— Voilà, c’est ça.
— Et toi tu as un contrat sur moi.
— Exact.
— Et tu m’appelles sans trop savoir pourquoi.
— Oui. Enfin non. Je sais pas vraiment, mais j’ai quand même une petite idée.
— …
— …
— BORDEL DE MERDE MON DIEU AYEZ PITIÉ DE MOI TU ACCOUCHES OUI OU NON VINCENZO !
— Oh cousin, calme-toi tu veux ? Si on peut plus parler calmement entre membres de la même famille !
— Espèce de ramolli du bulbe, c’est la famille qui va nous démembrer quand elle va découvrir ce que tu as fait et qu’elle apprendra que tu m’as tout raconté !
— Ben justement, c’est ça le service que j’ai à te demander.
— Ça quoi ?
— Je voudrais que tu jures sur la tête de Dieu que tu vas pas me descendre Dino.
— …
— Entre cousins Dino, tu me dois bien ça !
— Vince, je comprends pas. Tu fais le même job que moi. Tu sais bien que si tu viens pour me mitrailler, je vais défourailler en retour. Merde Vince, c’est le B.A BA du métier, tu comprends ? Je suis quand même la première gâchette de la famille !
— Je ne te parle pas de ça Dino. Je vais pas venir te fumer, loin de moi cette idée. Sinon je l’aurais fait depuis longtemps. Souviens-toi à l’enterrement des Fratellini, quand tu es allé expliquer à coups de poing américain au croque-mort derrière le crématorium que Don Leonetti n’était pas content des fleurs ? Ou au mariage de la fille de Martano, quand tu as sauté sa première demoiselle d’honneur et sa mère, je veux dire la mère de la demoiselle, pas celle de Martano, sur la banquette arrière de la Rolls des mariés. Le cul à l’air j’aurais pu t’avoir. Avec chacune de tes autres maîtresses aussi d’ailleurs j’aurais pu te flinguer à califourchon si j’avais voulu Dino. Trois régulières, trois trous de balle en plus que je te faisais. Et bien je l’ai pas fait !
— Ah ouais ? Et tu voudrais que je te félicite pour ça ? Un porte-flingue, Vincenzo, ça flingue, et si tu avais un tant soit peu de conscience professionnelle tu aurais dû me flinguer à chaque occasion qui se présentait si c’était le contrat. Tu veux que te dise une chose, Vincenzo ? C’est pour ça que t’es que seconde gâchette. T’as pas encore tout pigé de la grandeur du métier.
— Comme tu veux, Dino, on n’est pas là pour s’embrouiller, note bien, c’est pas le moment vu les circonstances, mais moi je dis que si tu es première gâchette et pas moi, on sait tous que c’est parce que Martano et toi vous êtes de la jaquette et que…
— HEY, JE SUIS PAS DE…
— D’accord, d’accord Dino. T’es pas vraiment pédéraste, je te crois. T’as même une famille et dix abricots, je te l’accorde. T’es juste un putain d’obsédé Dino, c’est pas vrai ? Tout ce qui passe, tout ce qui bouge, tout ce qui a un trou, c’est pas vrai ? Je vais te dire une chose, c’est pour ça que t’es jamais venu avec nous voir Cynthia au poney. Tout le monde est venu tellement je suis fier, mais toi jamais. Demande-leur Dino.
— Vincenzo, mon cousin, mon frère, comment peux-tu penser une seule seconde que j’aurais pu… enfin merde Vince, Cynthia !
— Mais Dino, c’est pas pour Cynthia que j’avais peur, bordel !
— …
— C’est pour son poney, Dino, pour son poney ! Tu ne te souviens pas quand on est allés jeter aux hyènes du zoo les morceaux du dealer tchétchène qui voulait empiéter sur notre macadam ?
— Le Kadyrov, là, il y a deux ans, au zoo du Bronx ?
— Oui, fais pas l’idiot, quand on est repassés par l’enclos des sangliers, que tu m’as dit que t’avais envie de pisser et que j’avance, que tu me rejoindrais.
— Ben quoi ?
— Putain Dino, on a entendu la pauvre bête grumeler dans tout le Bronx !
— Merde, ça s’est entendu tant que ça ?
— Tu m’étonnes ! Souviens-toi, tu n’étais que troisième gâchette à cette époque et moi déjà deuxième. C’est quand il a appris l’histoire du sanglier que Martano t’a nommé première gâchette et que le poste m’est passé sous le nez.
— Merde, ça explique tout alors, cette façon qu’il a de me…
— De te quoi ?
— Non, rien, rien, oublie. Putain, faut que je retrouve le salaud qui m’a dénoncé, que je le remercie : je lui dois ma première gâchette.
— Ben justement, ça tombe bien !
— Quoi, tu veux dire que… ?
— Et qui d’autre ? Réfléchis un peu, il n’y avait que nous deux là-bas. À l’époque j’ai cru qu’en faisant remonter ça jusqu’aux oreilles de Martano, ça flinguerait ton statut d’homme d’honneur. Pas une seule seconde j’aurais pensé qu’il en était le Consigliere.
— Qu’est-ce que tu veux, Vincenzo, les temps changent !
— Arrête, ne me dis pas que vous allez vous marier, en plus !
— Hey, attention à ce que tu dis ! N’oublie pas que je suis marié et père de famille. Et nombreuse en plus.
— Ouais…
— …
— Bon alors ?
— Alors quoi ?
— Alors je peux compter sur toi ?
— Pour faire quoi ?
— Pour ne pas me flinguer Dino, essaye de suivre un peu !
— Mais si tu ne viens pas me sulfater, j’ai aucune raison de te flinguer Vincenzo !
— Bien sûr que si Dino. D’après toi, quand Martano s’apercevra qu’El Loco et les Giavelli font des asticots chez moi, qui est-ce qu’il enverra aux nouvelles.
— Ben moi, bien sûr !
— Et pour quoi faire ?
— Putain de bordel de merde Dieu me pardonne !
— Oui, ben laisse un peu Dieu en dehors de ça, il a déjà assez de bordel à gérer tout seul, et concentre-toi sur nous deux. Tu as compris maintenant ?
— Oui, ça y est Vincenzo, j’ai compris : Martano va me demander de te flinguer.
— Voilà ! Et moi je te demande de ne pas le faire.
— D’accord, mais ça, je ne peux pas le faire, Vince, je suis première gâchette, je te l’ai expliqué. Je mets mon honneur en jeu dans ce coup-là !
— Dino, Dino, Dino, branche un peu ta boîte à neurones de temps en temps. Tu te rappelles pourquoi tu dois venir me flinguer ?
— Vincenzo, ne me prends pas pour plus con que je suis, d’accord ? Je vais devoir te flinguer parce que tu n’as pas honoré un contrat de Martano.
— Très bien Dino, très bien. Et il était sur qui le contrat du Cinghiale ?
— Ben…comment tu connais son petit surnom à Martano ?
— D’après toi, Dino ? Bon, alors, ce contrat, sur qui il était ?
— …
— Sur toi, Dino ! Ce putain de cochon sauvage de Martano a posé un contrat sur toi. Sur toi. SUR TOI ! Tu piges maintenant ?
— Ben non. Un contrat c’est un contrat. Tu n’honores pas le tien, moi j’honore le mien, et basta, tout est réglé.
— Merde Dino, c’est pas un cerveau que t’as dans le crâne, c’est de la mousse de mascarpone à ce stade-là. Si le premier contrat était sur toi, une fois que tu m’auras fumé, il chargera quelqu’un d’autre de te fumer toi à ton tour, c’est pourtant pas compliqué à comprendre !
— Ouais, et bien qu’ils y viennent. Je suis première gâchette moi !
— Écoute, essore un peu le jus de tiramisu qui te sert de cervelle, et essaye plutôt de m’expliquer pourquoi le Cinghiale veut t’envoyer Ad Patres ?
— Où ça ?
— Ad Patres, Dino, en fin de ligne, au terminus, au dépôt, à la ferraille !
— Comprends pas !
— POURQUOI IL VEUT DÉZINGUER, ZIGOUILLER, BUTER, TROUER, EFFACER, PLOMBER, CALIBRER LE PAUVRE CON QUE TU ES !
— Hey, hey cousin, pas la peine de t’énerver ! J’en sais rien, moi, pourquoi il veut m’envoyer au royaume des taupes.
— Peut-être pour te regarder te faire les taupes…
— Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
— Dino, tu n’aurais pas un peu sauté de travers ces derniers temps ?
— Qu’est-ce que tu insinues ?
— Tu ne te serais pas fait une erreur, dernièrement ?
— Une erreur ?
— Oui, quelqu’un que tu n’aurais pas dû. Une femme, un mec, un animal, réfléchis bien !
— Ben…honnêtement… je vois pas cousin. Vraiment pas !
— Un petit grec par exemple, genre Telly Savalas en version gnome, ça te dit rien ?
— Ah, celui-là !
— Celui-là, que Martano t’avait demandé de descendre, pas d’enfiler
— Attends Vincenzo, ça comptait pas, le type il était déjà mort ! Ça s’est passé APRÈS le contrat. D’ABORD je l’ai flingué en honorant le contrat et APRÈS seulement…
— …tu as honoré son cadavre en l’enfilant. Et bien tu vois, ça, Martano il a pas apprécié. À mon avis tu vois, ton Cinghiale, il baise dans la catégorie Othello, Fédération Mondiale de Jalousie. Version poids lourd !
— Tu crois ?
— Je veux !
— Merde alors, tu sais quoi Vincenzo, et bien ça me fait quelque chose qu’il soit jaloux, le Consigliere. Putain, j’en aurais les larmes aux yeux ! Tu te rends compte, le Consigliere de Don Leonetti, jaloux de moi au point de me mettre un contrat dessus ! Merde, c’est plutôt flatteur, non ?
— On peut voir ça comme ça !
— Attends, je ne lui ai jamais menti au Cinghiale. Il sait tout de moi, je lui cache rien. Même qu’il insiste souvent pour que je lui raconte tous mes autres coups quand on est dans son garage…
— Son garage ?
— Oui, il aime ça dans le garage, au milieu des outils. C’est son truc. L’huile de vidange, les manches de marteau, les trucs mécaniques, il adore ça. Tu savais qu’il a une Aston Martin Vanquish en plus de sa Maserati Ghibli S Q4 et de son Alfa Brera le salaud ?
— Écoute, oublie ses caisses et pense plutôt à celle dans laquelle tu vas finir, Dino !
— Pourquoi tu dis ça, Vince ?
— Parce que cette fois, avec le Grec, tu as fait une connerie et il va t’envoyer la fossoyeuse !
— Mais pourquoi ?
— Parce que le Grec il travaillait comme collecteur pour les Arméniens et il a fait une petite série noire de conneries sur notre territoire. C’est même pour ça que Martano t’a envoyé le buter.
— Et alors ?
— Alors tu enfiles qui tu veux, n’importe où, dans n’importe quel sens, mais pas en dehors de la famille. La famille, c’est la famille, tu piges ? Italienne et catholique. Et les Arméniens, grecs ou pas, ils sont pas catholiques. Alors ils sont pas de la famille. Voilà pourquoi Martano a mis un contrat sur toi, et pourquoi, vu que je l’ai pas honoré, il en a mis un sur moi.
— Merde, qu’est-ce qu’on fait alors ?
— Ben moi je t’ai pas flingué et en échange je te demande de ne pas me buter, c’est pas compliqué !
— …
— Dino ?
— Ben en fait, c’est un peu plus compliqué que ça, Vince. Et puis plus simple aussi en même temps, remarque…
— Explique-toi.
— Ben ce qui est compliqué, tu vois, c’est que Martano a décidé que, finalement, il allait se charger lui-même du contrat sur toi.
— Ça, ça ne m’étonne pas, vu qu’il va perdre sa première gâchette.
— Qu’est-ce que ça veut dire, Vince ?
— Que tu vas mourir, Dino. C’est écrit. C’est pour ça que Martano va prendre les choses en main.
— Je ne vais pas mourir, Vince, et Martano ne VA PAS prendre les choses en main. Il les a DÉJÀ prises. Il était chez moi quand tu as appelé tout à l’heure, et il est parti chez toi avec Le Macaque et Gueule de Rêne pour te refroidir. Il m’a juste demandé de t’occuper au téléphone le temps qu’ils arrivent. À l’heure qu’il est, Vince, ils doivent être derrière ta porte armés comme des porte-avions. Je te préviens parce qu’on est cousins, mais ça va être chaud pour toi, Vincenzo.
— T’en fais pas Dino, c’est dimanche soir, tu sais !
— Je vois pas le rapport…
— Ben les blaireaux sont devant leur télé, les trimeurs du lundi sont déjà couchés, y’a moitié moins de bus, y’a plus de taxis, pratiquement pas de bagnoles. Un trafic de jour férié, cousin, je te jure. Ça roulait tellement bien que ton Cinghiale et ses marcassins sont arrivés un peu en avance pour la chasse !
— …Putain de merde de Nom de Dieu priez pour moi, ne me dis pas que…
— Si, si, Dino !
— Tous les trois ?
— Un, deux, trois, le compte y est !
— Tu les as…
— Non Dino, je les ai pas comme tu dis. Moi j’étais pas là.
— Mais… comment alors ?
— J’ai laissé ma sulfateuse à Marcie. Un mini Uzi. Trois kilos, c’est bien à courte distance pour la ménagère de moins de cinquante ans. Bon, maladroite comme elle est, elle a dû arroser tout le salon, mais je suis sûr qu’elle les a eus. Planquée comme elle était, elle pouvait pas les louper. Surtout dans le dos.
— Mais toi, t’es où alors ?
— Moi ? Te retourne pas, cousin, mais je suis juste là, derrière toi.
— Avec le fil du téléphone qui court depuis chez toi ?
— Je te parle depuis mon portable, cousin…
— M’embrouille pas Vince, je t’ai appelé sur ton fixe !
— Transfert d’appel. Tu connais pas ?
— Putain de bordel de merde Dieu Tout-Puissant excusez-moi ! Me faire avoir, comme ça, moi, une première gâchette !
— T’es plus première gâchette, Dino.
— Ah oui ? Et je suis quoi alors ?
— T’es plus rien Dino. T’es mort !
— Don Leonetti ?
— …
— Don Leonetti, c’est moi. Juste pour vous dire que tout le monde a bien mangé, Monsieur. Tout le monde est rassasié. Tout le monde fait la sieste maintenant. Il sonnellino.
— …
— Autre chose, Don Leonetti ?
— Oui. Tu as bien travaillé mon garçon. Tu devrais te reposer toi aussi maintenant. Tu l’as bien mérité Vincenzo.
— Quoi, Don Leonetti, qu’est-ce que j’ai bien mérité ?
— Ton sonnellino…
— Ma sieste ? Pourquoi une sieste, Don Leonetti ? Pourquoi vous dites ça ? Qu’est-ce que…Hey…Ricky, qu’est-ce que tu fous là ? Don Leonetti, qu’est-ce que Maraviglioso fait chez Dino ? Putain Don Leonetti, dites-lui que…hey Ricky, non Ricky, attends, putain Ricky on est cousins non ? Ricky, baisse ce flingue putain, attends, non, pas ça. Don Leonetti, dites-lui de pas faire ça ! Dites-lui à ce putain d’enfoiré de… argh………Merde Ricky tu m’as tiré dessus ! Ce putain d’enfoiré m’a tiré dessus. Il m’a perforé le bide Don Leonetti !…arghhh…tiens, connard, tiens, tiens et tiens prends ça encore ! Qu’est-ce que tu croyais, napolitain de mes deux… tu t’attendais pas à celle-là, hein ?… Putain Don Leonetti, vous l’aviez pas prévenu ce bouffeur de spaghetti que…que j’étais la meilleure gâchette ?… après Dino je veux dire…putain ça fait mal !… hein Ricky que ça fait mal ?… Peut plus répondre ce connard…… Méritait pas de devenir gâchette à notre place à Dino et à moi, Don Leonetti… ce salaud a visé le ventre… pour faire souffrir et que ça dure… laissé le temps de réagir… pas vu le Beretta scotché sous la table……connais les combines à Dino, moi…… la vache, ça brûle drôlement Don Leonetti, je vous jure… la chance le Ricky…… tombé sur un pro, lui… pan dans la tronche…… troué le front…… cervelle sur le mur…… raide mort………voyez Don Leonetti……… le meilleur……… toujours été moi……… bordel ça fait mal !………… votre meilleure……… meilleure gâchette Don… Leonetti…………… moi………… moi……………………
— …
— …

— Clic !