mercredi 26 novembre 2014

Trophée des 2M - Les jeux sont lancés ... En hors d'oeuvre : Brigade des morts - Eric Maravelias

Une nouvelle hors concours d'Eric Maravélias, en guise de hors d'oeuvre....
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BRIGADE DES MORTS.


—  Qu'est-ce qu'il y a, Mansion, encore, tu vois pas que j'suis occupé, bordel ?
—  J'le vois bien, patron, mais c'est urgent.
      Sur le bureau en vrac du boss, un « Playboy était ouvert sur une belle blonde, ouverte elle même sur le monde. Un verre de lait orgeat à moitié plein côtoyait un cendrier qui débordait. Mansion aperçut quelques filtres en carton. Le patron se fumait des bédos. Tout le monde le savait. Ça aiguisait ses intuitions, qu'il disait. Tout le monde se défonçait, dans la brigade, à part Bosquet et Batook. Mais le patron !
    Le Rouge avait débarqué d'on ne sait où dans le service et putain, les choses avaient drôlement changées. Plutôt relax, le boss. Ce soir, y avait des putes au mitard. C'était pas la première fois. Garde à vue. Ils étaient de service de nuit avec le Lorrain, Guillaume, Kian Batook - Quel nom à la con, franchement. Surtout que Ian avait changé d'un coup. Bref. Y avait Bosquet, aussi, mais lui, les putes, c'était pas son truc. Pourtant, avec un nom pareil… Et puis Mansion, la silhouette nerveuse, le poil brun, plutôt beau gosse. Ils glandaient tous à moitié, une nuit calme en dehors des deux putes que les collègues du jour avaient ramenées. Soudain, le patron se leva, souple et gracieux et il descendit au sous-sol avant de remonter avec les deux radasses. Les autres les entendirent se marrer dans l'escalier et le « Rouge » déboula dans la pièce une gonzesse à chaque bras. Il chambra Bosquet.
— Eh ! Biscotte ! Ouais, il l'appelait Biscotte. Elle est pas bonne, Carmen ?
— Bosquet releva les yeux du livre à la con qu'il était en train de lire, le roman d'un mec avec un nom espagnol à rallonge, et il dit :
— Un vrai canon, c'est clair. Des gros boulets.
—  Tu veux pas l'interroger au RDC ?
— Nan, chef, c'est bon. J'suis marié. Vous avez oublié ?
—  J'suis marié, j'suis marié… toujours la même chanson. Tu fais chier, Biscotte.T'es un rabat-joie. C'est pas parce que tu t'fais lécher l'shibre en passant que t'aimes plus ta femme. Regarde, moi. J'l'adore, la mienne. Faut compartimenter. Tu saisis, ou pas ?
— Ouais, chef. Mais pas de compartiment couchettes, pour moi.
 
    Bosquet était toujours très zen. Sa petite tête de fouine souriante sous ses mèches brunes et raides comme des queues de rat, il s'en tirait toujours avec une pirouette. Tout le monde kiffait Bosquet. Même le chef. Mais Le Rouge était un vanneur dans l'âme et personne n’y échappait. C'était jamais méchant. Ce soir, en tout cas, ils étaient tous torchés. Rien d’exceptionnel. Juste une nuit de chiens à meubler. Tout le monde, à part Bosquet et Batook - les deux B -, était passé par le sous-sol et ses cellules inconfortables, certes, mais discrètes. Tu pouvais toujours gueuler, là-dedans, personne risquait de t'entendre. Quand Guillaume attendrissait un peu une raclure, au premier, on pouvait écouter le patron ronfler et Mansion réfléchir sur son Sudoku. Un intello, Mansion. Toujours à tchatcher avec Bosquet. Littérature ! Lis tes ratures, déjà ! Le mec te pondait des PV de toubib. Impossible de comprendre quoi que ce soit.
   Le patron, après avoir tiré sur une dizaine de joints depuis le début de leur service, quelques heures plus tôt, dit au Lorrain, qui glandait, les pieds sur son bureau.
— Guillaume, va pécho Mathias. On le baptise ce soir. C'est l'occasion.
   Le Lorrain, masse impressionnante de muscles, eut un sourire jusqu'aux oreilles. Avec sa grosse barbe blonde, sa tête de mammouth mal dégrossi et ses bras de gorille stéroïdé, Guillaume foutait vraiment les foies.
— On lui r'file Carmen ?
— Nan. Rosetta. Ça fait encore plus flipper.
— Sérieux, chef ?
— Carrément sérieux. C'est du lourd. La dernière fois qu'j'ai vu ça, c'était au zoo. J'avais douze ans. Un zèbre.
— C'est parce que vous étiez p'tit, patron. Vous l'avez vu énorme.
— J'te garanti que non. Tu vas pas m'dire que tu trouves pas ça monstrueux, quand même ?
— Bah ! Une taille moyenne.
— Vas-y, dégage ! Tu m'fais penser à Schwarzy. Ramène le nouveau, qu'on s'fende la gueule.
   Cinq minutes plus tard, Le Lorrain revenait avec Mathias. Le jeune avait ses lunettes sur le pif, et on entendit Batook s'esclaffer. Plus personne n'y faisait attention, ici. Il riait, pleurait, baragouinait des formules ésotériques, récitait le Bottin, tout le monde s'en branlait. C'était Batook. Mais ça n'avait rien à voir avec la tronche de Mathias. Le mec était barré dans une autre planète, une autre dimension ; et même pas parallèle.
— Eh ! Mathias ! Viens, viens… pose un cul. On s'boit un verre. Tu dois en avoir marre de faire le poireau là-haut, lui lança le boss, toujours convivial. Et dans convivial, y avait… bref.

   Mathias, souriant mais gêné, s'approcha. C'était pas donné à tout le monde de pénétrer dans l'antre de la Brigade. Mathias comptait bien l'intégrer un jour. Ça, c'était du boulot de queuf. Des mecs carrés, droits, qui n'avaient pas froid au yeux. Honnêtes et intègres. Efficaces.
Putain ! La crise ! Mais Mathias était tout feu tout flammes. La fougue de la jeunesse. Un idéaliste.
Le bleu s'assit sur la chaise en bois, près du bureau du boss et ce dernier sortit un gros pétard avant de l'allumer sous le nez du jeune, médusé. Mathias hésitait entre la stupeur, l'indignation, et la complicité. Merde ! C'était peut-être un test. Pour voir s'il était corruptible. Il se tortilla dans son uniforme. Il était trop petit ce con. Son caleçon lui rentrait dans le derche.
— Tu veux une latte ?
   Le Rouge lui tendait le joint ; juste sous son pif. Mansion et Le Lorrain attendaient en se retenant de se marrer. Bosquet lisait, imperturbable, et Batook baragouinait des trucs incompréhensibles, dans son coin, près de la fenêtre, son bonnet, comme une seconde peau, vissé sur sa tête. De temps à autres, il caressait son bouc blanc, les yeux dans le vague. Sur ses lèvres, on aurait pu lire, si on s'en était donné la peine :
— Oulan Bator, Oulan Bator.
   Dehors, l'orage se mit à gronder et il y eut un violent coup de tonnerre. Bosquet sursauta, jeta un œil vers les carreaux dégoulinant de pluie, et il reprit sa lecture. Le temps leur crachait dans la gueule depuis huit jours. Un automne de merde.
— Une latte ? Heu… non... merci, chef.
   Le Lorrain s' avança, attrapa le pétard, et il tira une taffe à la mesure de ses poumons hypertrophiés, comme le reste. Puis, l'air ravi, il recracha la fumée de trois locomotives dans un nuage mortel de gaz carbonique et de THC. La voix cassée, il demanda :
— Mansion ? Tu tires ?
   Mansion, qui finissait de remplir un rapport que personne n'arriverait à déchiffrer, bien entendu, répondit.
— Nan. J'me réserve pour demain. Il fit un clin d’œil à Guillaume qui se marra, puis, se tournant vers Mathias, bien emmerdé et qui ne savait plus trop, ni quoi dire, ni quoi faire, ni où se foutre :
— Me dis pas que t'es un chieur, toi aussi ?
— C'est qui, aussi ? lança Bosquet, qui n'était pas sourd.
— C'est toi, c'te blague, répondit Le Lorrain. T'as vexé Rosetta et Carmen. T'as donc aucun sentiment ?
— J'ai surtout le sentiment que Mathias va se faire un plaisir de sauver l'honneur de ces dames.
— Y a eu une agression ? Qu'est-ce qui se passe ? Vous voulez que j'm'en occupe, chef ? Demanda le bleu, déjà sur les dents.
— Calme, petit. Ouais, va peut-être falloir que t'ailles en mission. C'est pour ça, tire une latte, détend-toi. C'est relax, ce soir. On cherche pas à te piéger. On fait la fête et c'est normal d'inviter les collègues. La nuit, c'est spécial. Plus décontracté, tu vois.
   Mathias avait déjà fumé. Une fois. Une crise de rire de collégien et une fringale de ouf après. C'était pas la mort. Il prit le joint et tira une petite taffe. Il toussa, s'étrangla à moitié et Mansion, rapide comme un furet et toujours serviable, lui tendit une Kro. Le jeune la prit et en siffla la moitié. Il tendit le joint au patron qui, un grand sourire aux lèvres, lui dit :
— Fume, fume, on est déjà farcis. Puis, s'adressant à Mansion :
—  Allez, Mailleki, Ti punch, bordel ! Qu'est-ce que t'attends.
— À vos ordres, chef.
   Deux heures plus tard, Mathias était à l'ouest. Le mélange teush et alcool l'avait retourné. Il était au milieu de la pièce et Le Lorrain lui avait passé son HK 45, un petit bijou de 780 grammes tout nu. Il avait ôté le chargeur. Un coup d’œil sur l'indicateur optique de chargement. Pas de bastos dans le canon. C'est bon. Levier de sécurité automatique et sûreté de percuteur. 15 coups. Canon et culasse rallongés. Le truc qui faisait son petit effet avant même d'aboyer. Tout noir. Comme un Rotweiller.
— Cible à gauche ! hurlait Le Rouge.
Mathias, encore vif mais peu équilibré, suivait les ordres.
— Cible haut droite !
   Mathias, en sueur, leva les bras et la tête en même temps, pivota, et se ramassa au milieu de la pièce en envoyant voler la corbeille et les canettes de Kro, gobelets en plastique, mégots de clopes, rapports de Mansion et toutes les saloperies qui traînaient là-dedans depuis la veille. Batook se leva, masse aussi imposante que le Lorrain, grand chêne impassible, et il alla relever le jeune avant de retourner s'asseoir. Oulan bator le stoïque. Mansion s'était esquivé au sous-sol pour réveiller les gonzesses. Ils leur en devraient une, si elles jouaient le jeu. Quand Mansion revint, il fit un petit hochement de tête et Guillaume prit le bleu dans ses bras. Mathias disparut un instant, poussière au creux de la vallée, enserré entre deux montagnes. Guillaume l'embrassa sur le front avant de l'entraîner au sous-sol.
— Viens, viens, on va se marrer. J'vais te montrer deux colis. Tu vas tremper ton pinceau.
   Mathias s'esclaffa, il trébucha, et le Lorrain le releva avec son petit doigt. Il était vraiment très balaise.
   Arrivés en bas, Guillaume déverrouilla la porte et entra dans la cellule, Mathias sur ses talons. Les deux putes les attendaient de pied ferme. Aguicheuses et bien chaudes. En les voyant, comme ça, dans l'ombre, elles faisaient vraiment illusion.

   Le Lorrain chopa Carmen d'entrée et il commença à lui peloter les nibards. Rosetta, plus virile, attrapa Mathias et lui roula le patin du siècle. Submergé, celui-ci se laissa faire. Au bout d'un moment, semblant y prendre goût, et qui aurait pu l'en blâmer, il devint plus entreprenant. Guillaume et Carmen l'épiaient, tentant de contrôler le fou rire qui commençait à monter, comme un tsunami. Mathias s'enhardit, et même Rosetta avait du mal à garder son sérieux. Le jeune, parti dans son rêve de luxure et de plaisir, raide bourré, seul au monde, avança une main curieuse, pressé, quand, croyant toucher au but, il poussa un cri de terreur en faisant un bond en arrière d'au moins deux mètres, se cognant la tête contre le mur de la cellule et dessoûlant instantanément par la même occasion. Là, le Lorrain explosa, hurlement guttural entre le cri de guerre et l'orgasme d'un dromadaire, et les deux putes se lâchèrent aussi. Ils partirent dans un fou rire inextinguible. Mathias, interdit et encore sous le choc, les regardait, ahuri.
— Vous êtes complètement cons, les mecs, sérieux.
   Guillaume avait les larmes aux yeux. Reprenant son souffle, il lâcha :
—  C'était ton baptême, frangin. Fais pas la gueule. Allez viens, on r'monte.
   Il passa son bras autour des épaules du jeune et fit mine de l'étrangler, lui coinçant la nuque dans le plis du coude. Un étau, putain de gorille !
   Bosquet, au-dessus, farfouillait dans la grande armoire en fer. Il cherchait un bouquin sur les armes de poing qui devait être quelque part dans ce foutoir. Il voulait vérifier si l'arme que le mec décrivait dans son roman existait. Il n'en avait jamais entendu parler. Il aurait pu demander à Guillaume; pour lui, les armes, ça passait même avant sa gonzesse. Mais il ne voulait pas avoir l'air d'une truffe.
Mansion avait fini son rapport et il alla le poser sur le bureau du patron.
— T'en as pas marre de polluer mon bureau avec tes trucs ?
— C'est mon rapport, chef.
— Ouais, mais c'est pas sa place.
— Je le mets où, alors.
_ Là, plutôt.
Le Rouge lui désignait la poubelle vide.
— C'est pas marrant, chef. J'ai passé deux heures dessus.
— C'est pas d'ma faute si t'écris comme un pingouin. On l'fera taper par Bosquet.
— J'suis non violent, chef. Je tape pas, intervint Bosquet.
— Sans déconner, Biscotte, qu'est-ce que tu fous dans la police ?
— J'aime bien m'balader en bagnole dans la ville et j'adore porter un calibre, chef.
— Quoi, c'est tout ?
— Nan. J'aime aussi arrêter des mecs que je trouve nuisibles. Mais vous savez ce que je pense. C'est du menu fretin. Mon but, c'est la brigade financière. Non seulement c'est moins dangereux, j'ai des gosses, moi, faut pas l'oublier, mais en plus, c'est plus efficace. Et on peut serrer de plus gros poissons.
— Ouais, ouais, je sais, Biscotte. Si c'est ton kiff… De toute façon, c'est un asile de fou, ici. T'as qu'à voir Batook.
— Ouais, au fait, il lui est arrivé quoi ? Demanda Mansion, curieux.
— Un truc bizarre. Il a changé de nom un beau jour. Fallait plus l'appeler comme avant. Et puis un matin, il s'est réveillé et il parlait plus notre langue. Il s'est vissé un bonnet à la con sur la tête, et il baragouine plus que des trucs sans queue ni tête.
— Et il parlait quoi, comme langue ?
   Le patron le regarda en souriant.
— Ouais, vous vous foutez d'ma gueule, encore ! C'est ça ?
— Pas du tout, Mansion. Nous non plus, on comprenait pas. Il a vu un psy de la police. C'est du Mongol. Il parle Mongol. Personne sait ce qui lui est arrivé. Il écrit sans arrêt.
— En français ?
—  Au début, ouais, et puis après… en Mongol !
— Et il écrit quoi ?
— Des noms. Tiens, regarde. Le boss jeta un oeil à Batook, prudent, et il se pencha pour ouvrir le tiroir de son bureau. Il en sortit une feuille de papier.
   Mansion lut : Chuluun Kushi Naranbaatar Narantsetseg Oyinbileg Odval Sukhbataar…
— Hé ! Sukhbataar. C'est marrant, ça. C'est l'souk, bâtard ! s'exclama Mansion.
   À cet instant, on entendit un bruit de verre brisé. Batook venait de casser son gobelet en terre. Celui dans lequel il buvait son thé, comme un rituel. Un thé au beurre de Yack. Ça shlinguait dans tout le bureau. Il regardait vers les deux hommes, une lueur malsaine dans le regard, le bonnet un peu de travers.
— Ouais, bon, file ça, cracha Le Rouge, à l'adresse de Mansion. Ça réveille un truc en lui et c'est pas bon.
— Et c'était du Mongol, ces truc ? Ça veut dire quoi ?
— C'est juste des listes infinies de prénoms.
— Putain ! C'est vraiment bizarre, comme maladie..
   Mansion regarda vers Batook, qui s'était replongé dans son monde obscur. Pour lui, il était peut-être très clair.
— Et pour mon rapport ?
— Mets le là, on va le passer à l'équipe scientifique. Y a des paléographes.
   Mansion posa le dossier sur le coin du bureau, ignorant l'ironie. À côté du play-boy.
— Au fait, chef, j'voulais vous dire un truc chaud par rapport à…
   On entendit des voix dans les escaliers et Mathias émergea, suivi par Le Lorrain, qui se marrait encore.
— Alors, t'as tiré ta crampe ? lui demanda le boss
— Ah, ah… trop drôle.
— Ho ! Fais pas la gueule, petit. On y est tous passé.
— Pas moi, chef, dit Bosquet, du fond de la pièce.
— Toi, Biscotte, t'es un cas.
— Et Batook, il y a eu droit ? Demanda Mansion.
— C'était son idée, ça, Mailleki. Tu l'aurais connu avant, putain ! Un vrai fêlé. Toujours à faire le con. J'étais un bleu, à l'époque. Comme toi, Mathias.
   Mathias faisait la gueule.
— J'ai voulu lui mettre ma main dans la tronche. Une erreur. C'est comme ça que j'ai rencontré Guillaume. Une erreur aussi. De la nature, lui. Bref, passons. T'es pas mort. Si ? On t'entend plus.
   Tout le monde se marrait sauf Mathias et Batook.
  Le nouveau Mongol, sérieux comme un pape, gardait ses petits yeux fixés sur le ciel dévasté, ses nuages éventrés accouchant de trombes d'eau. Un éclair zébra les ténèbres et on entendit un train passer, faisant claquer les rails. L'usine en face crachait sa vapeur glauque, son souffle ne s'interrompant jamais, comme des fantômes lâchés à la file et pressés de monter vers le ciel, en quête de liberté, d'espace, et qui succombaient dans la seconde sous le vent violent et agressif qui les balayait d'un revers. Les réverbères, lueurs pâles et fantomatiques, éclairaient des rues désertes et froides. Mathias vit tous ces visages, souriants, certains burinés par la vie, les soucis, ce boulot de taré. Il faisait bon, dans la pièce. Ça sentait l'herbe et il était encore un peu soûl. Il sourit en regardant la grosse tête de mammouth du Lorrain. Derrière lui, Bosquet souriait aussi, assis près de Batook, son livre sur les genoux. Mansion alla jusqu'au bar, un placard à double fond plein de vieux dossiers, et il lança :
— Allez, on fête ça. Ti punch de morts.
  Le sourire de Mathias s'élargit encore. Il repensa à la queue de mulet que sa main avait rencontré dans la cellule et sous la jupe de Rosetta. Il éclata de rire.
— Et ben voilà. Tu vois ? T'es dans la famille, maintenant. Et puisque t'y es, demain soir, on fait une grosse grosse teuf. C'est mon anniversaire, lança le boss, en lui faisant un clin d'œil. On va te mettre sur les rails, par la même occasion.
— On va te mettre sur les rails ! Trop fort, ça, patron, rugit Guillaume.
— Tu vas voir, continua le boss, c'est un truc…
— À propos, patron. C'est de ça que j'voulais vous parler, justement..
— Quoi, Mailleki ? Me dis pas qu'tu viens pas. Même Batook sera là.
— Comment vous l'savez ? Vous parlez Mongol, maintenant ?
— Rigolo ! Moi et lui, on s'comprend. Il viendra.
— Ouais, ok. Bon, moi aussi, j'viens, mais y a un problème.
— Vas y, quoi ?
— J'ai pas eu la coke. Il avait plus rien, le mec.
— Mansion, t'es con. Tu l'as cru ?
— Comment ça ?
— Tu crois que les mecs nous lâchent leur came en souriant ? Avec un p'tit papier cadeau ?
— Vous m'avez dit : « T'y vas et tu lui demandes les cinq grammes de coke »
— T'as dit s'il vous plaît, au moins ?
   Bosquet, du bout de la pièce, s'esclaffa, suivit par le rire de hyène de Guillaume.
— Fallait dire quoi, alors ? demanda Mansion, un peu vexé.
— Tu vas aller avec Le Lorrain. Il va t'montrer. Hein, Guillaume ? Allez-y à six heures. Il va se choper les boules.
   Le rouge regarda sa montre.
— Dans une heure. Ça vous réveillera. Moi, j'irai pioncer deux ou trois heures et après… fiesta, les mecs. Tu veux aller avec eux, Mathias ?
— J'sais pas trop, chef. J'suis d'astreinte jusqu'à sept heures à l'accueil.
— On l'emmerde, l'astreinte. On répondra. J'enverrai Batook. À mon avis, ils feront demi-tour aussi sec.
— Bon, ok, alors.
— Nickel, lâcha Guillaume. Il sortit un de ses cigares à la con. On aurait pu assommer un lascar avec et ça puait comme des pneus qui brûlent.
— Fume cette daube dehors, tu veux ? J'ai à moitié la gerbe, lâcha le boss.
— Je l'fumerai dans les douches. J'vais aux san' avant d'aller chez l'autre connard. Tu veux prendre une douche, Mathias ?
Le jeune allait répondre vertement qu'il avait vu assez de bites pour toute sa vie, quand il comprit que le Lorrain le chambrait. Il se mit à rire et les autres l'imitèrent. Pas Batook.


mardi 25 novembre 2014

Je suis sa fille - Benoit Minville - Editions Sarbacane

Joan, elle a la rage. La haine. Elle est prête à tout, à tuer et à mourir aussi pour venger son père.

Son objectif, tuer le Grand Patron, dans sa villa niçoise, où les journaux rapportent qu’il est en villégiature. Parce que pour Joan, il est le responsable, celui qui incarne ce monde du travail qui broie les hommes et qui en a écrasé un de trop... Son père.

Bien sûr, elle sait que rien n’est aussi simple que cela. Que c’est un engrenage et que celui qu’elle désigne comme le coupable aujourd’hui pourrait à son tour devenir une victime demain. Mais elle veut retrouver cet homme maintenant, pour assouvir sa colère qui emporte tout. Parce que son père, c’est maintenant qu’il est sur son lit d’hôpital dans un sale état.

Elle a 17 ans, Joan. Et jusqu’à ce coup de tonnerre qui déchire sa vie, elle coulait des jours paisibles. Lorsqu’elle apprend la nouvelle, elle se réfugie auprès d’Hugo, son meilleur ami et c’est auprès de lui qu’elle déverse les torrents de fureur qui la débordent. Il a 18 ans, Hugo et il décide d’accompagner Joan dans son projet fou. Parce qu’il n’a pas grand chose à perdre, lui non plus et que Joan, il s’est juré de toujours la protéger. Il emprunte la voiture de collection de son frère, sans lui demander son avis. Il sait qu’il va être furax, mais de toute façon vu le projet de Joan, ça n’a pas grande importance.

Ils vont traverser la France et ce voyage va être l’occasion de rencontres inattendues. A cette occasion, Joan va découvrir qu’il existe d’autres forces plus vives encore que la haine et la colère.

Ce livre, c’est un cri de rage, mais c’est aussi un chant d’amour. D’amour de la vie, de tendresse aussi. Si le contexte est sombre, si la hargne sourd derrière les mots, c’est aussi une histoire de vie bouillonnante, impétueuse, qui laisse espérer quand on referme le livre que la fougue de la jeunesse sera plus forte que la résignation des adultes qui ont rangé au placard leurs rêves et leurs espoirs.


L’écriture est intense, comme un gros concert punk-rock à plein volume. Ça envoie sévère et on est dès les premiers mots embarqués dans l’aventure. On est pris aux tripes par ce bouquin et c’est impossible de décrocher avant la fin. C’est paraît-il un livre pour ados, moi j’ai envie de dire qu’il est pour jeunes adultes, (et moins jeunes aussi, car c’est un des livres que j’ai préféré dans tous ceux lus ces derniers mois).

dimanche 16 novembre 2014

Olivier Bordaçarre - Dernier Désir


On entre dans ce livre en douceur. On s’immisce dans la petite vie tranquille de Mina et Jonathan qui ont fui la ville et les sirènes de la consommation pour un retour au source plus respectueux de l’environnement. Ils se contentent de peu et vivent heureux dans un village quasi-déserté du Berry. Il fait beau, chaud et le temps s’écoule avec nonchalence. Tout semble parfait. Il l’aime, elle l’aime et ils aiment leur fils. Ils s’occupent de produire du miel, des légumes qu’ils mettent en conserve en prévision de l’hiver.

L’arrivée d’un voisin pourrait être la dernière touche pour parfaire cette vie simple, en atténuant la sensation d’isolement qu’ils peuvent parfois ressentir malgré tout. C’est donc avec plaisir qu’ils accueillent Vladimir lorsque ce dernier frappe à leur porte pour les informer de son emménagement dans une maison isolée, un peu plus bas sur le canal. Il sera leur plus proche voisin.

Mais, dans la même veine que le film « Harry, un ami qui vous veut du bien » Vladimir, par son excès de prodigalité instille progressivement le malaise dans ce couple où pourtant tout semblait si bien fonctionner. D’abord diffus, il nous saisit comme il saisit Jonathan, et au fil des pages, il devient de plus en plus pesant. Le personnage de Vladimir n’est pas sans rappeler le légendaire Dracula et l’auteur joue avec ce mythe et s’en inspire. Mais ici, ce démon tentateur n’a pas besoin, pour se nourrir, du sang de ses victimes et sa séduction ne joue pas que sur son seul aura sexuel. Il tire des ficelles bien plus machiavélique pour conquérir le cœur de ses victimes. Ce sont d’autres aspirations, d’autres désirs qui alimentent son pouvoir.

Tandis que Vladimir s’impose progressivement dans la vie du couple, le trouble s’instaure et la fêlure se transforme progressivement en un gouffre vertigineux. L’équilibre de chacun vacille et le lecteur voit impuissant les protagonistes s’approcher de l’abîme.

J’ai aimé l’écriture de Bordaçarre qui narre avec une rare finesse le quotidien et la psychologie de ses personnages. Il se dégage de ce livre une atmosphère dense et malgré la touffeur de l’air, on se surprend à frissonner. La chute finale vient parfaire ce livre pour faire de cette histoire un roman parfaitement abouti.


samedi 8 novembre 2014

La comptine des coupables - Carin Gerhardsen - Editions 10/18

Une chronique que vous pouvez écouter sur le site de l'émission 

Si vous êtes fan absolu des polars à la suédoise, alors ce livre-ci va sûrement vous plaire et il viendra compléter votre collection. Mais peut-être parce que je préfère le soleil, en tout cas, moi, je n’ai pas été franchement emballée par ce bouquin. L’intrigue en elle-même est bien ficelée. Cela dit, c’est je crois le minimum pour un polar dès lors qu’il s’agit de retrouver un coupable. Pour ceux pour qui pensent qu’un bon polar c’est avant tout la qualité d’une intrigue alors ce livre devrait satisfaire leur souhait en rebondissements inattendus. Pour ceux qui attendent davantage d’un roman, notamment quant à ses qualités littéraires, alors c’est pas gagné.

Tout commence par la découverte d’une femme et de ses deux enfants égorgés dans le lit de leur mère. Aucun indice, mais une multitude de questions qui émergent. Comment cette femme de ménage peut-elle habiter une maison si luxueuse ? Pourquoi le père des enfants semble-t-il si peu touché par ce drame ?Une équipe de policiers se charge de résoudre cette enquête qui va les emmener dans des méandres complexes.

Ce qui apporte un plus à ce livre c’est qu’il ne traite pas que de l’enquête mais également du poids de la culpabilité que chacun peut être amené à porter et du poids des secrets. Ceux qui entourent cette affaire, mais également ceux de plusieurs des policiers chargés de l’enquête. Cependant, j’ai trouvé maladroit que ces policiers, en plus de leurs recherches sur ce meurtre mènent parallèlement des enquêtes personnelles qui interfèrent plus ou moins avec le récit principal. J’ai eu l’impression que les flics étaient davantage préoccupés par leurs problèmes personnels que par l’horreur de ce triple meurtre et leur rapport à la loi m’a parfois semblé bien ambigue. Ainsi, le fait qu’une femme policier qui a été violée après avoir été droguée ne porte pas plainte contre l’un de ceux qu’elle pense être coupable de ce viol, alors qu’elle est pourtant persuadée qu’il s’agit d’un de ses équipiers m’a dérangée à la lecture de ce livre.

Concernant l’écriture elle-même, c’est de l’écriture à minima. Une succession de faits alignés en narration extérieure à coup de phrases lapidaires, quelques dialogues. De la narration extérieure encore pour nous rendre compte des pensées intérieures des différents personnages ce qui, je crois, limite l’empathie qu’on pourrait ressentir pour eux. Pas de poésie, de rythme, de mélodie dans les phrases. Des paragraphes qui passent d’un personnage à un autre de façon abrupte. Une écriture essentiellement au présent mais qui ne suffit pas à donner de la vie au récit. Ce qui est sûr c’est que ce n’est pas pour le style que vous serez marqué par ce livre.


Il semble que ce livre fasse suite à deux autres et qu’on suive d’un tome à l’autre les histoires qui lient cette équipe de policiers. Possible que cela nous permette de nous attacher davantage aux personnages et que cela donne au roman une autre densité. N’ayant pas lu les précédents, je ne peux en juger. Je vous laisse le soin de faire votre propre opinion.

samedi 1 novembre 2014

La Faux Soyeuse - Eric Maravelias

La Faux Soyeuse d’Eric Maravélias
Série Noire 
Gallimard


Que dire de La Faux Soyeuse qui n’ai déjà été mentionné par d’autres critiques ? Pas si facile... Mais j’ai eu la chance de pouvoir lire cette œuvre dans sa version initiale, avant que le manuscrit ne soit accepté par Gallimard. Je dois vous avouer que ce jour-là, je me suis prise une bonne baffe. Mon ressenti, à cette époque, était que je venais de tomber sur un diamant brut et qu’il ne manquait plus qu’un orfèvre pour en faire briller toutes les facettes et surtout un écrin pour permettre à ce joyaux de montrer tout son éclat.

Lorsque l’auteur m’a informée que La Faux Soyeuse paraîtrait à la Série Noire, j’étais ravie. Quand il m’a dit quelques mois plus tard que le livre avait été épuré de près de deux cents pages... là j’ai eu peur ! Je m’inquiétais de savoir quels passages avaient été sacrifiés ou remodelés. 

Qu’allait-il rester de cette œuvre dense qui m’avait bouleversée ? Allais-je retrouver dans cette œuvre retravaillée ce qui faisait la force de l’œuvre initiale ?

J’ai donc mis un peu de temps avant d’oser remettre le nez dans ce livre...

Je dois dire, après l’avoir refermé, que j’ai été agréablement surprise. Le travail conjoint de l’auteur et de l’éditeur a permis de ciseler cette œuvre. Le livre a gagné en structuration et cette version condensée en a encore renforcé la noirceur. Mon seul regret est la perte de quelques passages plus sociologiques ou philosophiques qui émaillaient ce récit initial. Tous n’ont pas disparus, mais j’aimais ces passages qui témoignaient d’une grande lucidité et des capacités d’analyse de l’auteur et qui étaient liés au fait que le livre avait été écrit sur plusieurs années. Mais j’ai retrouvé avec plaisir l’écriture acérée, les dialogues vifs, l’humour noir et la poésie qui se dégagent de cette œuvre et qui font de ce livre bien plus qu’un témoignage sur la drogue et ceux qui auraient plongé, les morts et les survivants.

Ce qui, pour moi, fait la force de ce livre, c’est qu’il réussit tout à la fois à être accessible à tous sans pour autant se contenter d’une écriture facile. S’il convaincra sans peine les amateurs de livres noirs, ou ceux qui connaîtraient de près ou de loin le monde de la rue ou celui de la drogue. Il peut s’adresser à un public plus vaste. Je suis persuadée qu’il peut toucher des personnes qui ne sont pas de grands lecteurs parce qu’il parle sans fard de la vie d’aujourd’hui, celle qui les touche, celle qu’ils vivent. Mais, parce qu’il ne s’agit pas uniquement d’une intrigue bien tournée ou d’un parcours de vie, parce qu’il y a une écriture et parce que l’auteur de la Faux Soyeuse nous entrouvre la porte des méandres psychologiques du principal protagoniste de cette histoire, ce livre est susceptible de toucher tout autant un public exigeant quant aux qualités littéraires d’un texte.

Ce livre a fait partie des douze nominés au prix de Flore 2014. Au vu de l'immense production littéraire actuelle, il n'est malheureusement pas certain que cela suffise à lui permette de se faire connaître en dehors des seuls amateurs de la littérature de genre. Mais cela démontre que le roman noir n’est pas une « sous-littérature » populaire mais qu’on y trouve des œuvres riches, avec une écriture exigeante et affirmée.

Petit cadeau bonus : Une vidéo co-produite avec l'auteur pour vous mettre dans l'ambiance du livre