vendredi 19 décembre 2014

Nouvelle 5 : Abdel et Kevin - Un conte de Noël - Nicolas Lebel

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— On va s’arrêter, là !
Abdel leva un doigt vers la vitrine éclairée du Lavomatic. Kevin immobilisa la Clio le long du trottoir. Deux ados discutaient à l’intérieur de la boutique.
— Coupe le contact, grogna Abdel.
— Hein ?
— Coupe le contact, je te dis ! Ça me fait des vibrations dans le bide.
Kevin tourna la clé et le moteur se tut. Les essuie-glaces se figèrent, laissant la neige moucheter le pare-brise en silence.
— T’as mal ?
Abdel était tout pâle. Il tourna la tête et dévisagea son chauffeur.
— Je viens de me prendre une giclée de plomb, connard ! Évidemment que j’ai mal !
 Abdel se tordit en grimaçant, puis reprit :
— C’est quoi, ce bled ?
— Je sais pas, mon frère. Un truc en-Brie. Connerie-en-Brie, j’en sais rien. Mais y’a pas un rat. C’est pour ça que les gamins viennent là. Ils se font chier. C’est la nuit, c’est l’hiver. Ils viennent à la lumière…
— Je m’en fous. Je peux pas rentrer à Saint-Denis comme ça. Faut que je lave le sang… et que je chope d’autres fringues. Y’a sûrement un robinet… Dans une laverie, y’a un robinet… Y’a un robinet, non ? Dans une laverie…
— P’tête… Putain, tu pisses le sang, là. Y’en a plein le siège, regarde…
— Tu veux pas faire une photo non plus ? Et la foutre sur Youtube ? Va voir s’il y a de l’eau ! Et vire-moi les deux, là…
Par la vitrine du Lavomatic, Kevin regarda les deux jeunes qui discutaient, assis en face des machines.
— OK, OK, j’y vais…
Il ouvrit la portière et s’extirpa de la Clio en faisant couiner le siège. Tout en scrutant les environs, il défroissa son jogging peau-de-pêche blanc d’un revers des mains. La place du village était déserte, blanchie par la neige, à peine éclairée par un lampadaire et les néons du Lavomatic. Un calvaire en fer forgé avec un Christ de traviole y rouillait lentement. Les volets des maisons alentour étaient tirés. Le silence était presque inquiétant. Un silence nocturne et glacial. Un silence de Noël.
— Il est pas huit heures et tout est fermé… C’est quoi, cet enfer ? maugréa Kevin en contournant la voiture. Une giclée de vapeur s’échappa de sa bouche. La neige couina sous ses pieds. Il s’avança vers le Lavomatic. Instinctivement, il posa la main sur son bas-ventre : son flingue était en place, sous sa veste. Il jeta un rapide coup d’œil au scooter garé devant la vitrine avant d’entrer. La lumière blanche des néons et la pâleur immaculée des lieux lui firent plisser les yeux. Deux ados, un garçon et une fille, étaient assis l’un contre l’autre devant la rangée massive de machines à laver. Un sèche-linge s’ébrouait en continu. Un transistor postillonnait un vieux Sheila.
— Salut les jeunes ! lança Kevin.
— Bonjour, répondirent-ils à contretemps, en évitant de dévisager cet inconnu d’une trentaine d’années, maigre et trop nerveux sous ses dreadlocks blondes.
Kevin continua de sourire tout en cherchant un point d’eau. La pièce principale n’en contenait pas. Il trouva en revanche une porte.
— Y’a quoi, là ?
— Des toilettes. Et le matériel d’entretien de la boutique, annonça le gamin. Je le sais, c’est ma mère qui fait le sol, ici. Le mardi et le vendredi, conclut-il, triomphant.
— Ah ! Super !
Kevin ouvrit la porte et découvrit une cuvette de toilette, un lavabo, un seau, un balai-brosse et des serpillères. Satisfait, il referma la porte et se retourna vers les deux jeunes.
— C’est à vous, le linge qui sèche, là ?
— Non, reprit le gamin. C’est à madame Maryam. Elle fait toujours sa machine le dimanche soir.
— Ah ok… Bon, moi aussi, je vais avoir besoin de faire une machine, là… Alors faut vous barrer.
Les deux jeunes se regardèrent, incrédules.
— Mais on attend… tenta le garçon.
— Tu prends ton scoot’ et vous tracez. Allez, mon frère…
— Mais on sait pas où…
Kevin tira son calibre et mit l’ado en joue. Sa voix se fit sifflante.
— Mais quoi ? Mais quoi ? Tu dis « mais », je te dis de te barrer, et tu redis « mais ». Mais quoi, putain ? Mais quoi ?
Les deux jeunes levèrent les mains en signe de reddition, puis, en crabe et au rythme de la musique, ils gagnèrent la sortie en fixant le sol.
— On s’en va, Monsieur. On s’en va ! Viens.
— C’est ça : barrez-vous ! Et Joyeux Noël !
Une fois dehors, ils enfourchèrent le deux-roues à la hâte et disparurent au diable vauvert dans un vrombissement d’enfer.
— Putain… Sont cons, les gens, des fois… Bolosses ! grogna Kevin en rangeant le flingue et en ressortant du Lavomatic. Abdel baissa la vitre.
— Mais pourquoi tu les as braqués ? Ils vont prévenir les keufs !
— Des bolosses… Allez, viens… Ils diront rien, je te jure, mon frère…
Kevin aida Abdel à quitter l’habitacle. Tout le côté droit de son blouson beige était bruni par le sang. Son jean en était imbibé jusqu’au genou. Kevin le soutint jusqu’à la boutique.
— Putain ! Ça saigne, là…
— Ouais… C’est quoi, ce bruit ?
— C’est la radio, là… T’es sûr que c’est de la chevrotine ? Ça a pas l’air…
— Aide-moi, coupa Abdel.
Kevin ouvrit la porte du petit local et s’effaça. Abdel y entra et retira à grand-peine son blouson.
— Si on avait fait le coup en semaine, on aurait trouvé une pharmacie. Mais là, un dimanche… Noël, en plus…
— Arrête de dire des conneries. C’est ouvert le dimanche, les couvents, pas en semaine. C’est comme ça. C’est le jour du Seigneur, avec la messe, le petit Jésus et tout. Le reste de la semaine, c’est fermé. Le problème, il est pas là…
Le sweatshirt jaune avait lui aussi retenu pas mal de sang. Kevin s’en émut.
— Putain…
Abdel l’ignora.
— Parce que l’argent liquide, il est plus dans les magasins, il est plus dans les banques. Tout ça, c’est carte bleue et compagnie. Si t’es pas un putain de hacker, t’es mort. Et puis c’est la crise, plus personne en a, du blé. Y’a plus que dans les églises : les tableaux et tout, ils l’ont dit à la télé. Le Vatican. Ils ont des caves pleines de trésors. De l’or et des diamants. J’te jure !
— Je te crois, mon frère.
 Il retira le sweatshirt en grognant.
— Le problème, c’est que les nonnes, elles sont pas censées avoir des flingues…
— C’est le jardinier, je crois, qui a tiré. Tu sais, le gros, là… Avec son fusil de chasse.
— J’ai bien vu, je te jure. Il le tenait comme une lance, son calibre… Il a craché comme un dragon. Avec des flammes et tout… C’était Apocalypse Now. Mais putain, merde ! Ils respectent pas la vie, ces gens ? Tu tueras point et tout. Tendez la joue gauche, tout ça… Ça veut plus rien dire pour eux ?
Abdel était outré. Il souleva son teeshirt, révélant un trou noir et béant qui dégueulait de sang par saccades. Kevin paniqua un peu :
— Putain, c’est dégueu ! C’est pas de la chevrotine, ça, mon frère. T’as mangé une bastos… Bouge pas ! Y’a des fringues dans un sèche-linge…
Kevin quitta le local, alors Abdel enchaîna, plus fort :
— Ils l’ont apprise où, leur Bible ? À Bagdad ? T’arrives et ils défouraillent… Je te jure, je suis dégoûté…
— T’es catho, toi ? s’enquit Kevin de l’autre salle.
— T’es con ! Non… mais c’est pas une raison, putain ! Y’a des commandements, merde !
Le blondinet reparu portant deux serviettes éponge et un sweatshirt sombre.
— Tiens, mon frère. Mets ça dessus. Ça devrait faire l’affaire, le temps de rentrer à Saint-Denis.
Abdel saisit les serviettes, s’y enroula, puis enfila le sweatshirt en piaulant.
— Regarde si y’en a pas une autre. Faut serrer plus, là.
Kevin sortit du local au moment où une femme d’une quarantaine d’années traversait la place en direction du Lavomatic. Elle fit une halte devant le calvaire, se signa, puis reprit sa route. Kevin tira la porte du local derrière lui et s’assit rapidement. La femme portait un anorak rouge et un jean. Elle salua en entrant.
— Bonsoir. Il fait pas chaud…
— Bonsoir, madame, répondit Kevin avec un sourire nerveux.
— Vous attendez quelqu’un ?
— Ma copine. Elle doit arriver.
La femme battit l’air des deux mains.
— Ah ! c’est le rendez-vous des amoureux, ici ! Elle habite ici à la Croix-en-Brie, ou dans les environs ?
Kevin leva les yeux pour la dévisager. Elle posait beaucoup de questions.
— Oui. Un bled, un peu plus loin…
— Ah bah ce soir, vous allez avoir un problème. Ils ont tout bloqué.
— Qui ?
— Les gendarmes. Le Plan Épervier. Il y a eu une attaque au couvent des Carmes à Avon. À 40 kilomètres d’ici, à peine.
Kevin se figea.
— Ah ?
— Deux types. Armés. Y’en a un qu’est blessé, il paraît. Vous feriez peut-être mieux d’appeler votre copine et de remettre à demain. Bon…
Elle se tourna, et s’immobilisa en voyant le sèche-linge ouvert et son linge sur le sol carrelé.
— Bah mon linge… Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Ah… C’est à vous ? Il y avait deux gamins qui jouaient là, quand je suis arrivé… Je leur ai dit de se bar… de dégager, quoi. Ils sont partis… avec deux serviettes, je crois…
— Romain ? Un petit brun avec une veste bleue ?
— C’est lui !
— Bah c’est bizarre… C’est pas son genre, les bêtises…
Kevin la laissa cogiter encore un temps en palpant son flingue sous sa veste. S’il ne réussissait pas à s’en débarrasser rapidement, il devrait s’en débarrasser rapidement. Il se leva.
— Bon. Je vais aller aux toilettes et puis je vais rentrer, alors. Bonsoir. Et Joyeux Noël !
— Joyeux Noël ! lui répondit la femme qui attrapa un panier et le remplit de son linge.
Kevin entra dans le local et referma la porte derrière lui. Il tenta de chuchoter mais les mots raclaient sa gorge.
— Elle vient chercher son linge ! Elle va se barrer !
Il se retourna. Abdel était assis sur la cuvette, livide, les bras ballants, les yeux clos. Kevin se précipita vers lui.
— Hé ! mon frère, t’es là ? Hé ?
Les paupières d’Abdel papillonnèrent un peu puis il ouvrit les yeux. Kevin lui sourit.
— Tu reviens à la vie, mon frère ! On va rentrer, hein ?
Il se détourna vers la porte et l’entrouvrit. Le Lavomatic était vide. Dehors, la femme, son panier sous le bras, traversait la place blanche, le pas rapide.
— Faut que tu te lèves, là. On a un gros coup à finir, hein ?
Abdel grincha.
— Allez, mon frère, tu te souviens ? La belle vie ? Les nanas qui se secouent autour de la piscine. Comme dans les clips, mon frère ! C’est maintenant !
Il l’attrapa par un bras et le releva.
— Les diamants, les trésors des curés, tu te souviens ? C’est maintenant, mon frère.
— Ouais, souffla Abdel en grimaçant un sourire.
Kevin le traîna sous la neige jusqu’à la Clio et l’installa délicatement dans l’habitacle. Il contourna la voiture et se jeta derrière le volant.
— On est reparti, mon frère. On est bientôt chez nous. Ça va aller, hein ?
Il démarra et alluma les phares de la Clio. Dans un raclement de pneus, ils quittèrent le village, s’engageant sur une route communale qu’emmuraient de larges arbres sombres.
— Tu me lâches pas, hein ? C’est Noël !
— J’ai mal, j’te jure…
— Je sais, mon frère, je sais… Tiens bon. On a fait le plus gros. On la tient, notre villa au Touquet. Tu te souviens, la colo, gamins ?
Abdel sourit. Il regardait la neige qui pétillait dans la lumière des phares.
— Ouais. Le Touquet…
— Y’aura une salle de sport. Avec des haltères. Et des…
Kevin se figea et décèlera. Il éteignit aussitôt les phares de la Clio. Au loin, dans la nuit, à travers les arbres, scintillaient les feux rouges et bleus d’un barrage. La voiture s’immobilisa. Abdel vit à son tour les lumières des véhicules de gendarmerie.
— Faut que tu m’y amènes, Kev’…
Le grand blond se tourna vers son copain, faisant voleter ses dreadlocks.
— Hein ?
— Ils vont m’emmener à l’hosto. C’est ma seule chance…
— Là, regarde ! Y’a un chemin !
 Kevin alluma les veilleuses, et redémarra pour emprunter le petit sentier de terre tapissé de neige. Après une trentaine de mètres, le chemin déboucha dans un champ uniformément blanc, cerné d’arbres noirs. Kevin coupa le contact.
— Qu’est-ce que tu fais, Kev ? souffla Abdel, blafard.
Kevin ouvrit sa portière et interrompit son mouvement.
— Je vais pas te livrer aux keufs, mon frère. Et y’a pas dix mille solutions !
 Il sortit de la voiture, en fit le tour. Dans l’obscurité, il manqua de glisser et jura. Il ouvrit le coffre qui s’alluma.
— Sors… Sortez de là !
Il empoigna la nonne par le bras et la hissa. Comme elle peinait à s’extraire du coffre à cause des liens qui entravaient ses mains, il l’aida à se mettre debout. La femme d’une cinquantaine d’années lui lança un regard froid.
— Faut que vous aidiez mon copain, là, madame…
Sans ménagement, il arracha son bâillon et la poussa le long de la voiture, vers la place du mourant. Kevin ouvrit la portière. Abdel haletait et râlait, les yeux grands ouverts. La nonne regarda Kevin.
— Détachez-moi, sinon comment voulez-vous…
Il l’observa un instant puis défit ses liens en soupirant. La nonne se baissa aussitôt libre. Elle prit le pouls du blessé et se tourna vers Kevin.
— Aidez-moi à le sortir. Il est pâle comme ça depuis longtemps ?
— J’dirais un quart d’heure, madame…
— Ma Sœur…
— Hein ?
— Ma Sœur. Pas « madame ».
— Un quart d’heure, ma Sœur. Ça va aller, mon frère.
— C’est votre frère ?
— Abdel ? Non, pourquoi ?
— Bon allongez-le sur le sol qu’on regarde sa plaie.
Ils extirpèrent Abdel de l’habitacle et l’installèrent au sol. Les sons qui sortaient de sa gorge étaient maintenant plus forts. La nonne s’agenouilla dans la neige boueuse et se pencha sur lui.
— Abel ? Vous m’entendez ?
— C’est Abdel…
— Pardon. Abdel ?
Abdel grogna. N’y tenant plus, Kevin se jeta dans la terre près de lui.
— Putain, mon frère. Faut pas lâcher. On a la nonne. On va demander la rançon. Les diamants et les peintures comme à la télé, tu sais ? Comme t’as dit. C’est la piscine au Touquet ! Avec les putes qui bougent leurs boules, comme t’as dit !
 Abdel tourna la tête vers la nonne.
— Hôpital… lâcha-t-il dans un râle.
Les traits de Kevin se tendirent tout à coup. Il examina le visage d’Abdel puis observa la nonne. Puis Abdel de nouveau. Il se releva d’un bond.
— Tu veux tout faire foirer, c’est ça ? Mais t’es un putain de bolosse, toi aussi ! Tu pouvais pas planquer ton cul ? Il a fallu que tu te prennes une bastos, siffla Kevin entre ses dents, comme un serpent.
Les grognements d’Abdel devinrent des plaintes rauques.
— Il va mourir, annonça la nonne, grave.
— Qu’il crève… mais qu’il ferme sa gueule ! brailla Kevin en sortant son flingue.
Elle lui prit la main et commença à marmonner.
— Mais qu’est-ce que vous faites, là ?
— Je prie pour son âme. Je lui donne l’extrême onction. Pour préparer son passage vers le Père.
— Le père ? Mais il le connaît pas, son père ! Sa mère, elle s’est fait baiser dans un square !
— Vers Dieu.
— Ah… Et ça va le guérir ?
— Dieu seul le sait…
Les plaintes d’Abdel devinrent des cris qui strièrent la nuit. Alors Kevin enfonça son calibre dans la poche de son jogging peau-de-pêche et lui tira une balle dans la tête. La détonation fut à peine assourdie. La sœur essuya le sang sur son visage.
— Maintenant, il va la fermer. Bolosse ! Il a tout fait foirer…
— Ils arrivent, annonça la nonne.
Par-delà les arbres, les faisceaux de lumière repeignaient la nuit, illuminaient les platanes comme des sapins de Noël, se rapprochaient lentement. Les sirènes tintinnabulaient au loin. Kevin tourna la tête vers l’autre extrémité du champ. La nuit, la neige camoufleraient sa fuite. Il releva son arme. La nonne le regarda.
— Faut que j’y aille, ma Sœur.
— Je vous pardonne…
Elle commença à prier. Une étoile détala dans le ciel. Quelqu’un venait sûrement de naître quelque part. Kevin secoua la tête avec une moue de mépris.
– Des bolosses… Vous êtes tous des bolosses…

Un éclair illumina la nuit.

3 commentaires:

  1. Les Valseuse version 2014 avec une chute pas très catholique. L'abondance de dialogues, et de Frère, ralentit un peu le récit mais j'ai aimé l'ambiance. L'aventure tragi-comique de ces deux mafrats banlieusards, paumés en milieu rural, est plus navrante que vraiment palpitante mais le style est là. Belle plume trempée dans la grisaille du fait-divers.

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  2. Sans prétention, quelques facilités et maladresses, mais l'histoire est là et les personnages aussi.

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  3. Bien aimé. Ça se lit tout seul, sans hésitation...
    "Le père ? mais il le connaît pas son père..."

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