lundi 23 février 2015

La Nouvelle 17 : Grammaire du tueur - Rapilly Frederick


Ça commence comme ça…



— Quand vous vous adressez à moi, dites : « Vous » s’il vous plaît…

Sa main droite se contracte, s’agite, s’agace. Le jeune homme inquiet serre fort la crosse rainurée du pistolet automatique qu’il malaxe dans entre ses doigts, comme s’il voulait l’écraser, la réduire en copeaux de métal. Il s’est retourné et dévisage le vieil homme qui vient de lui adresser la parole. Son audace le stupéfie. L’étonne aussi. Est-ce du courage ou de l’inconscience ? Ou juste un vieux con qui fait son numéro ? Le jeune homme avec le pistolet automatique prend un air mauvais, renifle, fait une drôle de moue avec le haut de sa lèvre. Comme s’il imitait la lippe de Billy Idol dans le clip vidéo de Eyes without a face. Sauf qu’il ne sait pas qui est Billy Idol. Le jeune homme à la main droite maintenant rigidifiée est bien trop jeune. Comment pourrait-il se souvenir ou même connaître un vieux rocker passé de mode à la toison peroxydée des années 80 ? Et sans que rien ne l’annonce, le jeune homme à la nuque raidie par la peur se détend, et se met à sourire. Largement. Une grande banane qui lui barre le visage et lui fait soudain une bouille de gosse. Le jeune homme est maintenant hilare.

— Comme tu veux le vieux, dit-il en insistant avec une joie mesquine sur le « Tu »… T’es trop, toi.

Et presqu’aussitôt, comme par un effet de balancier, ses traits se crispent. Son sourire se fige. Le jeune homme qui souriait porte sa main libre, la gauche, à la hauteur de sa clavicule, là où une tache humide a commencé à s’élargir et à imprégner d’une auréole luisante son T-Shirt noir siglé d’une marque de luxe. Dolce Gabbana. Une balle perdue. Ou bien placée. Tout dépend du point de vue. Le jeune homme mal placé ferme ses yeux aux longs cils noirs qui lui donnent un air doux. Il sent, il sait qu’il va mourir. Il se mordille la lèvre du bas comme un dur mais ne peut contenir un gémissement de souffrance. Comme le glapissement d’un chiot…

— Ta gueule, Amedy ! J’entends plus les keufs.

Celui qui vient de parler est plus loin, à l’entrée de la boutique. Caché. Juste derrière les présentoirs avec les shampoings pour hommes en vitrine. Il s’appelle Chérif. Il fait comme il a vu dans les films d’action à la télé. Jason Statham, Stallone… Sans vraiment s’en rendre compte. Il a collé sa longue silhouette le long du mur pour qu’aucun des tireurs d’élite du RAID ou du GIGN – il ne sait pas à quelle unité appartiennent les hommes en cagoule qu’il a entraperçus – ne puisse le coincer dans son collimateur. De temps en temps, il passe une tête pour tenter d’apercevoir ce qui se passe au bout, sur le boulevard. Il le fait à intervalles irréguliers. Il se dit qu’il est plus malin que ceux dehors. Peut-être…
La circulation a été complètement interrompue par la police dans ce coin du XIVème arrondissement de Paris. Putain ! Qu’est-ce qu’il fout là ? Chérif n’en revient pas du nombre d’uniformes qui grouillent là-bas, juste en face. Tous ces flics mobilisés pour eux deux ? Des types des forces spéciales ? Au fond de la bijouterie, Amedy geint de nouveau. Il n’en a pas pour longtemps. Putain, putain, putain ! Chérif voudrait se taper la tête contre les murs. Peut-être que ça lui remettrait les idées d’équerre. Ce n’était qu’un petit braquage. Rien de plus. Tout devait se passer sans problème. Ce matin encore, ils avaient répété leur casse avec du papier et des feutres dans l’appartement de Bagnolet où ils créchaient. Vite fait. Bien fait. C’était le plan.

En fin d’après-midi, ils avaient fourré les deux Kalachnikovs et le pistolet automatique 9 mm récupérés auprès du gros Zak dans un grand sac de sport, et ils avaient filé sur un gros scooter. Un Suzuki noir 650 cm3, en direction des Champs-Elysées. Ils l’avaient laissé sur le trottoir en face de la boutique. Avec les clés dessus. Et en marche. C’était un petit risque à prendre… Mais qui irait le leur piquer dans les beaux quartiers ? À part quelqu’un comme eux. Bah ! Bah ! Bah ! Quand ils avaient jailli avec leurs cagoules sur la tête dans la boutique Cartier de la rue François 1er, au début, personne n’avait réagi. Chérif avait pourtant lâché : « C’est un cambriolage. Tout le monde à terre. » Trop bas. Ou quoi ? C’est le ton qui n’y était pas. Il s’y était repris à deux fois. Vexé, il avait fini par gueuler un bon coup : « Putain ! Je vous braque les enculés ! Foutez-vous par terre ! » Là, tout le monde s’était exécuté fissa. Soit dix-sept personnes. Amedy avait sorti les menottes. Il n’avait que trois paires. Il avait regardé Chérif qui avait secoué la tête pour signifier : « Laisse béton. » Chérif avait alors désigné celui qui avait l’air d’être le responsable, et lui avait fait signe de se relever et de le rejoindre. À voix basse, il lui avait commandé d’ouvrir les vitrines. Pendant ce temps, Amedy braquait sa Kalach’ sur les employés et les clients restés collés au sol. Tout se passait bien. Personne ne bronchait. Juste des sanglots étouffés. Une brune à la chevelure soyeuse et à la peau mate en tailleur gris qu’il aurait bien consolée. Chérif sourit mais se ravisa. Dehors, elle ne l’aurait même pas calculé. Il fallait la thune. C’était comme ça que le monde tournait. No money, no techa ! Chérif avait raflé les bagues, les solitaires, les montres avec des diamants. Une vitrine, puis deux, puis trois… Les sirènes des voitures de flics avaient tout changé. Trop près. Trop tôt. Il fallait filer. Vite ! Chérif ne pensait pas que les « rnouchs » rappliqueraient aussi rapidement. Il avait saisi l’empaffé en costume par le col de sa chemise immaculée, et lui avait craché au visage : « C’est par où la sortie ? » Apeuré, le responsable de la bijouterie avait indiqué une porte dissimulée au fond du magasin. Chérif l’avait propulsé devant lui, comme un bouclier. Amedy les avait rejoints, et ils avaient filé tous les trois par derrière. C’est en débouchant dans une rue adjacente que la situation avait commencé à vraiment merder. Les flics étaient déjà là. Chérif avait poussé le mec en costard dans leur direction pour faire écran, et s’était précipité vers le scooter garé à l’angle. Derrière, Amedy avait ouvert le feu… Tac-tac-tac-tac-tac. Une rafale. Tac-tac-tac-tac. Une deuxième. En face, ils n’avaient pas fait que se planquer. Les schmidts étaient remontés. Ils avaient répliqué. Aussi sec. Sans toucher Amedy. Chérif l’avait récupéré de justesse, et ils avaient filé en deux roues, manette des gaz poussée à fond, vers la Seine pris en chasse par plusieurs voitures de flics et des motards. Au début, Chérif croyait avoir réussi à les semer. Et puis, l’adrénaline lui avait fait faire une connerie.
À un croisement dans le XVème arrondissement, il avait dérapé sur des pavés humides. Ils avaient chuté, et le scooter était allé se fracasser contre un bout de trottoir. Amedy l’avait aidé à se relever, mais Chérif s’était fait mal en tombant. Toute sa jambe droite avait été salement entaillée au cours de la glissade. Il pissait le sang. Autour d’eux, la foule les regardait, stupéfaite. Puis un cri avait retenti quand Amedy avait brandi en l’air sa Kalach’… Les gens s’étaient baissés, d’autres avaient reflué. Les sirènes se rapprochaient. Chérif avait avisé une rue calme sur le côté, et avait fait signe à son camarade. Il avait commencé à clopiner sur le macadam, suivi de près par Amedy. Un coup de feu avait retenti. Chérif s’était retourné. Amedy n’avait pas lâché la Kalach’ mais s’était appuyé contre une voiture à l’arrêt. Il regardait sa main gauche qu’il venait de porter à l’épaule. Elle se couvrait déjà de sang. Chérif leva la tête. Un hélicoptère survolait la zone. Bordel, bordel, bordel… Au bout de la rue, vers le sud, à trois cent mètres, un bruit de dérapage. Une Renault Mégane blanche et bleu de la police nationale venait de se mettre en travers. Courbé en deux, le conducteur sortit par la porte avant et fila se dissimuler derrière le véhicule avec son collègue. Chérif regarda autour de lui. Il y avait ce salon de coiffure juste en face.
— Amedy, on bouge ! commanda-t-il en désignant la boutique d’un coup de tête rageur.


***

Une heure après, leur refuge improvisé était devenu un piège permanent. Aucune issue possible. La porte à l’arrière débouchait dans une courette entourée de trois murs de béton infranchissables. Ils étaient coincés. Avec une seule Kalachnikov. Amedy avait lâché la sienne pendant sa fuite. Il lui restait son 9 millimètres. Ils avaient aussi une grenade. Et un otage. Ce vieux con qui venait de la ramener avec son vouvoiement.

Dehors, un négociateur invisible les interpellait de nouveau avec son haut-parleur. Tout le monde devait l’entendre dans la rue. Ils étaient cernés. Chérif le savait. Il regarda le grand sac de sport qui gisait à ses pieds avec leur butin. Et quelque chose se brisa dans sa tête. Comme dans un brouillard, il entendit le vieux qui répétait : « Vous… Dites-moi vous. S’il vous plaît ! » D’un coup, Chérif sortit de sa cachette, offrant son dos comme une large cible aux tireurs embusqués. Il braqua son fusil mitrailleur vers le fond de la boutique, là où se tenaient Amedy et le vieil homme. Il rugit juste :

—  Et moi, je dis : « Tue ! »



Chérif ne sut jamais si le vieux l’entendit. Dans son dos, le bruit des détonations couvrit sa voix pendant qu’il s’écroulait. 

1 commentaire:

  1. Classique.
    La cavale est bien menée, l'écriture n'a rien de transcendant (pas beaucoup d'amplitude) mais est suffisamment vive (on ne s'ennuie pas), les perso bien croqués, cependant le jeu de mot qui sert de chute n'est pas "mortel" non plus.
    J’aurai aimé que le vieux prenne plus de place et nous amène à une histoire originale où il aurait retourné le braqueur par son art de la grammaire, enfin un truc comme ça.

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