lundi 9 février 2015

Nouvelle 13 : Les singes aux mains pleines de sang... Nicolas Elie

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« Me regarde pas ! Putain, me regarde pas ! Pourquoi tu me regardes comme ça ? »
Une gifle. Une de plus. C’est au moins la cinquième qu’il lui envoie dans la gueule…
Ça ne change rien. Elle continue de le fixer. Elle n’a même pas cillé. Pas un mouvement des paupières quand sa tête entre en contact avec la paume… Elle est forte…

« Tu vois, je suis qu’un singe. Un singe aux mains pleines de sang… je sais que tu peux pas comprendre ce que je te dis… Tu parles pas les vrais mots… »
Un singe aux mains pleines de sang. Il aime bien ça. Parce que ça excuse tout. Les hommes ne sont que des singes, des singes avec les mains pleines de sang…

Elle t’entend pas mon frelot… elle t’entend pas… ou elle veut pas t’entendre…

Il se lève, et fait le tour de la petite table du salon. Son manteau s’accroche dans l’angle et il tire dessus pour le dégager. Le vase sur la table se brise sur le sol, et la fille ne réagit toujours pas.
La télévision est allumée, mais le son est coupé.
Parfois envie de regarder ce qui a changé depuis qu’il a explosé la sienne à coups de boule sur la tête du présentateur qui se foutait de lui pendant le journal du soir.
« Encore une victime… une de plus à mettre sans doute sur le compte de celui que mes confrères appellent « l’Orang-outan »… Quel nom ridicule pour un assassin… et quelle insulte pour les singes… Je le vois d’ici, avec son visage simiesque, ses longs bras et… »… le journaliste a pas eu le temps de finir sa phrase. L’écran a implosé, et lui, le singe, il avait sa tête dedans…
Ça lui a laissé quelques traces. Il s’en fout. Les traces, c’est ça qui permet aux gens de pas vous oublier…
« Ça avait débuté comme ça… » disait Louis-Ferdinand…

Il la regardait à travers la fenêtre du café. Il était appuyé au lampadaire depuis une demi-heure, et il regardait celle qui l’avait abandonné ce matin.
Il était sûr qu’elle savait pas.
Il était sorti par la petite fenêtre de la salle de bains.
Elle savait pas qu’on pouvait sortir par là.
Elle savait pas qu’il allait parfois sur le toit, pour regarder les étoiles, et parler à Papa…
Il avait fait attention de ne pas se faire remarquer. Il était habillé en noir, et son manteau traînait presque par terre. C’était celui de Papa. La seule chose qu’il lui avait laissée. Encore un peu trop grand, mais un jour, il le porterait avec fierté, et il serait à sa taille…
Il ne bougeait pas. Seuls ses yeux suivaient les mouvements de Maman.
Les filles… Toutes les mêmes.
Perchées sur des idées de douze centimètres qui les transformaient en autre chose.
Il avait horreur de ça.
Il ne supportait pas ces rires, ces sourires entendus, ces cache-cache ridicules, pour que les hommes les emmènent quelque part…
Quelque part…
Maman, elle était comme ça. Les hommes ne la voyaient que comme l’image qu’elle voulait bien leur donner… Ils ne pensaient de toute façon qu’à une seule chose… se vider dans ce corps parfait, s’épancher sur ce ventre qui l’avait porté… qui l’avait porté, lui !
Ce sanctuaire qu’il apercevait parfois, quand elle laissait la porte de la chambre entrouverte… Pour qu’il voie… Pour qu’il comprenne à quel point tous les hommes étaient menteurs, quand ils lui disaient de l’amour, quand ils lui disaient des mots vides de sens, des mots qu’on dit sans y penser quand le corps prend le dessus sur le cœur…
Max, il aimait pas ça.
Max, il était le frère jumeau, celui qui n’existait que dans sa tête, toujours là, près de lui, à murmurer des choses dans le creux de son oreille.
À l’encourager à agir, pour ne pas subir.
À l’aider, parfois, quand les hommes étaient trop forts, et que sa mère gémissait de peur, de douleur…
Quand elle ne voulait plus et qu’ils insistaient quand même…
Max, celui qui savait comment leur faire peur avec le couteau de boucher, les couper juste assez pour leur laisser imaginer qu’il pourrait leur trancher la gorge en silence pour faire cesser les maux quand ils étaient vautrés sur le ventre de Maman…
Elle pleurait, à chaque fois, parce qu’elle était sûre que le sang qui coulait sur elle ne partirait pas… mais il partait, avec l’eau de la douche. Il s’échappait par la bonde, et ne revenait jamais… comme les hommes qu’elle avait couchés sur elle…
Lui, il gardait toujours un peu de ce liquide dans un flacon. Ça noircissait au bout de quelques heures, et il collait une étiquette pour ne pas oublier… Une date, tracée au stylo vert, parce qu’il aimait le vert, parce qu’il espérait que les choses allaient changer… que Maman allait l’aimer pour ce qu’il faisait… mais ça marchait pas. Elle voyait Papa dans son regard, et elle le supportait pas. Elle lui avait dit…
« Je vois ton père au fond de tes yeux… ça me donne envie de vomir… »
Il avait eu douze ans, et Papa lui avait dit qu’il était temps de se libérer des cordes qu’elle avait serrées autour de lui.
C’était ce soir-là.
Alors il la surveillait. Elle riait. Beaucoup. Elle bougeait aussi. Elle passait de bras en bras. De bouche en bouche. Il avait envie de gerber.
Il faut pas que tu gerbes, mon frelot… Tiens le coup. Y en a plus pour longtemps. Après ils te mettront dans une maison, avec les autres, tu seras tranquille…
Elle était sortie, enfin, du bar où elle riait depuis des heures… Elle était seule. Elle semblait avoir trop bu. Sa démarche n’était pas sûre, au point qu’un des hommes, sorti juste après elle, lui avait proposé de la raccompagner.
Elle ne savait pas dire non… alors elle avait dit oui. Il l’avait entendue d’ici, rire, de ce rire de gorge qu’ils aimaient tant… Et l’homme lui avait pris le bras, après avoir mélangé sa bouche à celle de Maman…
La rue était vide.
Les talons résonnaient.
Ils résonnaient comme le métronome qu’il bousculait parfois pour s’endormir sans penser.
Les suivre avait été tellement facile. Ils étaient tellement prévisibles…
Le rire de Maman quand l’homme lui passait la main sur les seins. Les seins qui l’avaient nourri, lui… qui lui avaient permis de vivre… d’être là aujourd’hui, juste ici, à attendre que le bus approche, et qu’il ne ralentisse pas, puisque personne ne lui faisait signe.
La tête de l’homme avait éclaté, comme un ballon de baudruche trop gonflé.
Maman était morte sur le coup. Le choc l’avait projetée trop loin pour qu’elle espère vivre encore. Ils avaient dit ça au tribunal pour enfants… avant de l’enfermer au fond d’une cage pendant six années. La dernière image qu’il avait emportée, c’était la sérénité qui se dégageait de ses yeux grands ouverts qui regardaient le vide, juste en face d’elle…
Comme si ce voyage vers le rien permettait aux humains d’être en paix…

Ceci explique sans doute cela.
Ce qu’il est aujourd’hui… Ce pourvoyeur de rien… Un service qu’il rend, en quelque sorte…
La fille le fixe toujours. Elle est belle. Elle lui rappelle sa mère. Une semaine passée à la suivre, à ne pas lui laisser imaginer qu’il est là, juste derrière elle, dans toutes les ombres qui balisent son chemin.
Puis la rencontre. Elle a eu peur, comme toutes les autres. Les marques, les cicatrices sur son visage, les traces… Puis le sourire, les yeux qui regardent vers le loin, et le café qu’elle accepte parce qu’elle est sûre qu’il est gentil, ça se voit… et la nuit, ensemble, comme à chaque fois… et le matin, le soleil qui les réveille…
« J’ai eu peur, quand je t’ai vu la première fois… »
Il sait. Elles ont toutes peur…
« Toutes ? »
Les femmes qu’il croise aux détours de sa vie… c’est pour ça qu’elles le laissent au bout de quelques heures…
Elle lui avait saisi la main tendrement, comme pour le rassurer.
« Je ne crois pas que je te quitterais à cause de ça… Ne sois pas inquiet… »
Il est pas inquiet. Il est jamais inquiet. Max est là pour l’aider à ne pas avoir peur…
« Max ? »
C’est son frère. Il est toujours avec lui…
Elle a pas compris quand il lui a dit l’existence de celui qui vit dans sa tête, mais c’est à ce moment-là qu’elle a souhaité ne plus le voir…
Pas de matins, pas de soleils à travers les rideaux, rien de tout ce qui aurait pu fabriquer une vie normale…
Une heure qu’il l’a, comme les autres, emmenée vers le vide…
Ses souvenirs reviennent, comme un hommage à la tendresse qu’elles disent qu’elles éprouvent pour lui. Parce qu’elles le disent toutes, et elles le pensent aussi… sans doute.
Parce que les doutes, c’est pas permis…
Parce que les doutes, ça fabrique des choses. Et ça les défabrique aussi…
Défabriquer de la tendresse, c’est ouvrir une porte, une porte vers le rien, et le rien, c’est tellement difficile à accepter… c’est pour ça qu’il les aide à partir… Ils disent qu’il est un tueur en série, qu’il doit être d’une force colossale… mais ils disent jamais l’Amour, ils disent jamais qu’elles sont trouvées allongées délicatement sur leur lit, et qu’elles ont les yeux ouverts et pleins de tendresse…
Sa tendresse à lui… mais comment on peut expliquer la tendresse ?
Et leurs mots à elles, tellement différents des siens.
Lui, il sait pas dire les mots. Pas ces mots-là en tout cas. Il sait dire que ses maux, ses maux à lui. Mais elles pigent pas. Comment leur faire comprendre que parler, pour lui, c’est dire ?
Leurs mots à elles, c’est pas des mots qu’il comprend, parce que c’est pas des mots qui parlent… ça parle pas, ça… ça fait croire…
Alors lui, il les regarde dormir, à chaque fois, avant de partir…
Lui, il pleure quand elles sont plus là. Juste à côté. Juste pas trop loin…
Lui, il gémit parce qu’elles sortent, toutes seules, au fond de la nuit.
Lui, il se voit à travers les yeux qu’elles ont quand elles le regardent plus…
Il les fait partir doucement, pour ne pas les effrayer. Puis les coups, après, parce qu’elles se réveillent pas, parce qu’elles le regardent en souriant, parce qu’elles se moquent de ses traces…
Il se retourne et fixe celle qui lui fait face.
Pas un mot. Elle semble l’ignorer.
Même pas une larme.

Pas bouger.
Surtout pas bouger.
Ça a marché quand il a mis l’oreiller sur elle. Elle s’est débattue, puis a cessé de remuer.
Quelle conne !
Sa manie de ramasser des mecs qui ont l’air perdu, et elle tombe sur ce type qui essaye de la tuer. C’est un dingue. Elle aurait dû s’en douter, déjà, à la façon dont il la regardait… et puis le coup de grâce, le frère jumeau qui vit dans sa tête…
Nom de Dieu…
Les fous furieux, c’est toujours pour elle… elle les attire… Les types normaux doivent croire qu’elle est trop belle pour eux… ou trop intelligente, ou trop bête… trop quelque chose, c’est sûr…
À la dernière baffe, elle a failli laisser échapper un cri. Pas facile de faire la morte quand celui qui vous a tuée continue à vous gifler pour le plaisir. Pas facile de garder les yeux ouverts sans remuer les paupières… mais les paupières, elles savent que leur vie est en jeu.
Leur vie à elles, et sa vie aussi… alors elles bougent pas.
Pas trop.
Juste un peu quand il tourne la tête et qu’il regarde ailleurs… elle sait faire. La comédie, c’est son truc…
Il fixe la télévision depuis un petit moment, et elle, elle fixe le cendrier en bronze posé sur la table qui les sépare. Il est tout neuf… elle fume pas. Elle l’a acheté juste pour la déco, parce qu’elle le trouvait beau…
Il est beau.
Putain, c’est vrai qu’il est beau…
Malgré les cicatrices.
Ça lui donne un air aventurier, et elle aime les mecs qui ont l’air d’avoir vécu des aventures…
Le plus dur, c’est de respirer sans montrer qu’on respire…
Elle a envie de crier, de hurler, de reprendre son souffle, de rire et de pleurer, mais elle peut pas… Si elle fait ça, il va la tuer pour de vrai… c’est le dingue dont ils parlent partout. Celui qui tue les gens, celui qu’ils appellent « Le singe »… Et il a fallu qu’elle tombe sur lui.
Quelle conne !
Elle a compris il y a longtemps que son physique ne serait pas forcément un avantage. « Sois belle et tais-toi » n’est pas le genre préféré des garçons qui la font craquer. Elle les aime plus cultivés, plus respectueux, plus ouverts à de nouvelles expériences, et elle adore les nouvelles expériences…
Chaque aventure lui ouvre de nouveaux horizons, et elle était sûre que celui-là augurait des perspectives intéressantes…
Quelle conne !
Il la regarde encore.
Il a pas compris qu’elle est morte ?
Il continue à lui parler comme s’il espérait qu’elle allait répondre…
« Pourquoi ? »
Bordel… pourquoi quoi ?
« Pourquoi vous êtes toutes pareilles ? »
Pareilles ? Pareil que quoi ? Qu’est-ce qu’il raconte ? Et elle peut même pas sourire, puisqu’elle est morte…
« Pourquoi je peux pas vous faire confiance ?
Nous y voilà… la confiance… Et là, elle peut pas répondre… D’ailleurs, même si elle pouvait, elle voudrait pas… parce que la confiance, c’est sa grande interrogation, à elle aussi… pas vraiment sa spécialité…
À qui, à quoi faire confiance ?
À ces hommes qui la regardent comme si elle n’était qu’un morceau de barbaque ?
À son père ? le premier à l’avoir caressée là où ça fait du bien, tu verras ma chérie…
À sa mère ? qui savait, mais qui la seule fois où elle a tenté de lui expliquer ce que faisait Papa lui a répondu qu’elle ne rentrerait pas dans ce jeu-là ? Hors de question… tu ne dois pas mentir, c’est trop grave. Et ton père est incapable de ce genre de choses…
Elle n’a jamais fait confiance à personne, mais elle ne peut pas lui dire… Elle est morte. Il l’a tuée. En tout cas, il en est sûr. Si ce n’était pas pathétique, ça deviendrait presque drôle…
Il ressemble au dernier dont elle s’est débarrassée… Celui qui croyait qu’elle adorait les plantes… comme si on pouvait cultiver de l’aconitum napellus pour la décoration…
C’est vrai que le « casque de Jupiter » est plutôt agréable à regarder, avec ses violets presque iridescents, mais c’est une plante magique… magique… elle a failli laisser échapper un soupir au moment où il lui a parlé.
« Tu devais aimer les hommes… j’en suis sûr… tu ressembles à ma mère… »
À sa mère… bordel, ils sont tous pareils… elle sait pourquoi elle n’aura pas d’enfants. Si c’est pour en faire des dingues, obsédés par leur môman…
Heureusement que la dernière gifle lui a permis de bouger la tête, la douleur qui lui vrillait le cou est en train de disparaître.
Il se lève, et se dirige vers la chambre.
« Je vais préparer ton lit… tu vas devoir te reposer maintenant, en attendant qu’ils te trouvent… »
C’est le moment, celui qu’elle attend depuis une heure au moins. Elle tourne la tête vers la porte d’entrée et bouge légèrement dans le fauteuil de cuir.
Très légèrement.

Il regarde le lit sur lequel il va devoir l’allonger, telle une mariée attendant son bien-aimé… Il adore ces mises en scène. Elles lui permettent d’exister à travers le regard de ceux qui les trouvent.
Au début, il avait du mal à voir la beauté à travers la mort. Aujourd’hui, il voit ces images comme des tableaux de maîtres… des esquisses parfois, des œuvres achevées, souvent… Celle-ci sera son masterpiece, son chef d’œuvre…
Il n’a jamais travaillé sur des femmes vivantes. Ça devrait être une expérience intéressante…
Il sait qu’elle fait semblant.
Il le sait parce qu’il a vu sa mère jouer la comédie si souvent…
Tout à l’heure, il était à deux doigts de partir, de la laisser là, comme un cadeau qu’il aurait fait à la vie, pour une fois.
Pas une bonne idée, frelot… Elle t’a vu…
Elle le regarde presque sans ciller depuis plus d’une heure, et elle pourrait donner son signalement à ceux qui l’interrogeront parce qu’elle ne pourra pas s’empêcher d’aller raconter ce qui lui est arrivé.
« J’ai rencontré « l’Orang-outan », et j’ai survécu… »
Elle ne pourra pas sortir.
La clé de la serrure de sûreté est dans la poche de son manteau. Une habitude qu’il a prise quand il entre dans un appartement qui n’est pas le sien. Toujours prévoir qu’elles voudront partir avant la fin de l’histoire.
Elle devrait être vers la porte, maintenant. Il va lui laisser le temps de se rasseoir sur le fauteuil avant de retourner dans le salon…
Belles ces fleurs.
Jamais vu ces plantes avant. Elles ressemblent à des iris. Ceux qu’on voit parfois le long des rivières, quand on prend le temps de regarder…
Sa mère ne supportait pas les fleurs.
Lui, il les aime.
Les fleurs, c’est comme les filles. Ça sent bon, et ça porte de jolies couleurs…
Mais il imagine que ces fleurs ne sont pas là par hasard. Personne ne cultive d’iris dans sa chambre sans une bonne raison. Le livre posé sur l’étagère non plus n’est pas là par hasard. « Aconit Napel, l’herbe du Diable »… il a juste le temps de jeter un œil…
Elle doit être retournée sur le fauteuil…

Bordel !
La porte est fermée, et la clé n’est pas là.
C’est un truc de fou. La clé est toujours sur la serrure, toujours !
Juste maintenant, elle a disparu… c’est comme un genre de blague !
Il a dû la prendre et la planquer… ce type est un pervers, et donc il est méfiant… tous les pervers sont méfiants, et lui, il est tout en haut de la pyramide des pervers…
Quelle conne !
Toujours avoir un double planqué quelque part… le serrurier qui a posé la porte blindée le lui avait dit.
« On sait jamais sur qui on tombe, ma p’tite dame… on vous pique vot’ sac, et la clé est d’dans… obligée de m’appeler, et ça vous coûte un œil à chaque fois… »
S’il avait su l’artisan…
Il revient vers elle.
Elle ne sait plus dans quelle position il l’a laissée tout à l’heure…
« Tu vois, je peux pas te faire confiance… »
Qu’est-ce qu’il a ? Pourquoi il lui dit ça ?
Le coup la surprend. Il a changé de registre. On vient d’attaquer les championnats du monde Poids-Lourds…
Elle ne peut s’empêcher de pousser un cri, et surtout, elle ne peut retenir les larmes qui coulent sur ses joues.
« Tu vois… tu imaginais me jouer la comédie jusqu’à ce que je parte ? »
Elle ne répond pas. Elle voudrait bien, mais la gifle lui a entaillé la langue. Le sang commence à dégouliner sur son menton.
Il s’approche et elle a un mouvement de recul quand le mouchoir effleure son visage.
Elle a peur.
Parce qu’elle sait qu’elle ne pourra pas avoir le dessus sur celui qui lui fait face. Il est beaucoup trop fort.
« Pourquoi ? Elle demande.
— Pourquoi ? Il est étonné de la question.
— Pourquoi tous ces morts ?
— Pour laisser une trace de mon passage sur cette Terre… sans doute… quoi d’autre ?
— Une trace ? Du sang, des larmes, des regrets… Une trace ? »
Il la regarde avec une compassion qu’elle n’aurait pas soupçonnée chez un tueur en série…
Parce que c’est ce qu’il est.
Un immonde assassin qui tue les femmes qu’il croise dans la rue. Au hasard, sans même une infime raison. Elle l’a lu dans les journaux.
Même si elle ne croit pas à ce qu’elle lit dans les journaux.
Même si elle ne croit pas non plus à ce qu’elle entend à la télévision. C’est pour ça qu’elle ne met jamais le son. Juste des images qui défilent en permanence sur l’écran du salon.
Comme un vide qui se remplirait des couleurs du monde, comme une vie pleine de gens qu’elle voit tous les jours, aux mêmes heures, dans les mêmes endroits aseptisés, des amis… des amis… mais qui ne peuvent rien faire pour elle.
L’écran de verre qui les sépare est infranchissable…

Il ne sait pas quoi faire d’elle.
Elle est la première à lui parler vraiment. Lui parler avec des vrais mots. Lui parler pour comprendre…
Et pourtant, il n’y a rien à comprendre.
Les docteurs qui l’ont examiné quand il était encore un enfant n’ont pas pu entrevoir celui qui se cachait au fond de son cerveau.
Le Double.
Celui pour qui l’Amour n’est qu’une idée.
Celui qui a poussé Maman et l’homme sous le bus.
Celui qui frappe ces femmes qui lui ressemblent tellement, qui les frappe jusqu’à ce qu’elles en meurent…
Celui qui vit le Mal comme un leitmotiv, comme une obligation à être… pour exister.
Et il sait la solution. Il sait comment faire pour que Max se taise, définitivement.

« J’ai jeté un œil à ton livre, dans ta chambre… »
Elle ne comprend pas. De quel livre est-ce qu’il parle ?
« Le livre sur l’herbe du diable… »
Nom de Dieu… il veut quoi ?
« Tu peux nous faire du thé ? On pourrait parler encore… après… »
Elle peut. Elle va… elle a ce qu’il faut dans la cuisine. Du thé, en vrac, et une théière… toutes sortes de thé.
« Je te laisse le choix… je ne suis pas difficile… juste besoin d’un truc chaud, pour enlever le chat que j’ai dans la gorge… »
Il a l’air gentil. Comme s’il était deux personnes à la fois…
Elle réussit presque à oublier qui il est vraiment… quand elle dépose les longues feuilles vert foncé à infuser, elle éprouve presque de l’affection pour celui qui veut la tuer… elle est en plein syndrome de Stockholm…
Le regard qu’il a pour elle quand elle dépose le plateau sur la table du salon est un regard de reconnaissance.
Il sait…


1 commentaire:

  1. Dans la peau d'un singe aux mains pleines de sang.
    Une histoire de serial killer, classique, mais l'auteur a su y poser sa patte pour donner du corps à son histoire. Des thèmes forts : l'enfance, l'abandon, les relations homme-femme..., un putain de sens du rythme : quel découpage ! et des phrases qui nous percutent autant que les réflexions sur ces tristes vies.
    J'ai remarqué aussi des clins d'œil à Dexter mais cette nouvelle a sa propre "vie".
    L'alternance des deux points de vue est... bien vue et montre à quel point l'incompréhension nait du fait que l'on ne connait pas son prochain ou du moins que nous ne faisons pas l'effort de le connaitre (la peur, sans doute, l'égoïsme surtout)
    Reste à savoir s'il boira le thé ou si elle le laissera le boire...
    Pas de doute, dans mon trio de tête voire au-dessus ;-)

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