jeudi 26 février 2015

Nouvelle 18 : Le dernier contrat. - François-Xavier Dillard






Chaque respiration est devenue une torture. La moindre particule d’oxygène arrachée au cercle de fer qui lui broie la poitrine déchire ses poumons comme si des centaines de lames de rasoir lui découpaient les bronches. Le plus terrible c’est qu’il aimerait pouvoir s’arrêter de respirer cet air vital qui est comme un feu ardent qui le brûle et le déchire. Mais cette fonction-là, tout comme les battements cardiaques, personne sauf peut-être quelques grands maîtres yogis, n’est capable de les arrêter par la seule force de leur esprit. Et lui n’est pas un grand maître, pas dans ce domaine en tout cas…. D’ailleurs, en cet instant précis, il ne sait plus vraiment qui il est ou même, ce qu’il était. Brisé par la souffrance et par la peur, le corps tordu de douleur et secoué de spasmes, il ne peut que gémir sa haine et son désespoir au crépuscule d’une vie qu’il aurait souhaitée, à défaut d’être meilleure, un petit peu plus longue…

Il tente dans un effort qui lui arrache un cri de tourner légèrement la tête vers la grande fenêtre de la suite. Il est allongé sur une épaisse moquette, de celle qui recouvre habituellement ce genre de chambre dans ce genre de palace. L’attaque a été tellement foudroyante qu’il n’a même pas réussi à rejoindre la porte. Il s’est écroulé sur le sol sans avoir pu esquisser le moindre mouvement pour se défendre. Mais malgré toute l’énergie qu’il mobilise, il ne peut qu’entrevoir un ciel immensément bleu dans lequel un tout petit nuage blanc, sorte de minuscule îlot immaculé, semble le narguer de toute son effrontée solitude. Marre-toi bien pauvre nuage à la con, je te promets que lorsque je serai arrivé là-haut je te retrouverai. Je ne suis pas du genre à oublier un visage, aussi fuyant soit-il… Cette capacité quasi photographique à ne pas oublier un regard, une expression, à pouvoir reconnaître quelqu’un au beau milieu d’une foule alors qu’il n’a vu de lui que quelques clichés, pas toujours excellents, cette formidable mémoire qui lui permet de se souvenir d’une adresse, d’un numéro de téléphone ou d’un numéro de compte a forgé sa solide réputation dans un secteur dans lequel la fiabilité et la constance sont deux qualités vitales. Elles lui avaient permis de se sortir de bien des situations dans lesquelles la plupart des gens auraient tout perdu. Leur calme, leur lucidité et, finalement, leur vie… Mais depuis quelque temps, il savait que ces qualités lui faisaient parfois défaut. Et depuis quelques minutes, il en a la sombre certitude.

Tout avait pourtant commencé de façon normale. Le mail était arrivé sur sa boîte professionnelle, une adresse impossible à pister et que seuls connaissaient des gens en qui il avait confiance. Enfin, dans la limite du raisonnable… C’est-à-dire qu’il avait confiance dans le fait que ses gens n’étaient pas du genre à le balancer aux flics. Ils réglaient leurs différends autrement, d’une manière à la fois beaucoup plus directe et infiniment plus radicale qu’une simple dénonciation. Il y avait dans ce message bref qu’il voyait encore clignoter sur son écran les informations classiques. Une adresse, une photographie plutôt réussie et une alerte sur le fait que ce contrat devait être impérativement liquidé avant 48 heures. D’habitude il ne s’attardait pas sur la photo, il lui suffisait d’un regard pour mémoriser un signe distinctif, imperceptible pour le commun des mortels mais indélébile pour lui. L’arête imparfaite d’un nez, un léger décalage dans l’alignement des yeux, une commissure de lèvres un peu particulière … Ces détails s’enregistraient immédiatement dans le disque dur de sa formidable mémoire et l’information ressurgissait avec une précision diabolique lorsqu’il croisait l’objectif. Pourtant il s’était attardé un peu plus longtemps que nécessaire sur le cliché en couleur de cette femme. Elle était belle certes, une trentaine d’années, peut-être 35 mais pas plus, un sourire très naturel et des yeux d’un vert saisissant, une bouche aux lèvres ourlées et sensuelles et une attitude de défi distancié qui laissait poindre une sorte d’amusement. Très belle même… Mais cela n’avait jamais eu la moindre espèce d’importance pour lui. Belle, laide, vieille, jeune, gros, noir, blanc, jaune… Il n’accordait à ces gens que l’importance détachée et clinique d’un chirurgien plasticien pour la poitrine de sa patiente. Pourtant il était à nouveau revenu sur cette photographie, à deux reprises, perdant son regard dans celui de cette femme et se demandant à quoi elle pouvait bien penser pour afficher à la fois une telle ironie et un tel détachement. Et puis il y avait repensé, plusieurs fois… C’était incompréhensible. Il aurait dû s’apercevoir à ce moment-là que quelque chose ne tournait plus rond chez lui, il aurait dû sentir qu’il était temps de raccrocher. Au lieu de ça il avait juste pris un billet d’avion pour cette foutue ville…

Et maintenant, alors que la douleur le paralyse et qu’il supplie n’importe quelle divinité de mettre fin à ses souffrances, il entend un muezzin appeler les fidèles à la prière, « Allahou akbar… Allahou Akbar». Allah ou un autre… Il va bientôt savoir si derrière les multiples visages de Dieu se cachent autre chose que des violences faites aux hommes, des espoirs fous et des lieux de culte insensés. Et à vrai dire, après ce qu’il vient de voir il sait que toutes ces peurs et ces fantasmes se nourrissent d’une atroce vérité. C’est d’ailleurs la dernière pensée qui glace son sang, juste avant que son cœur ne se décide enfin à s’arrêter.

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Le matin même…

L’aéroport de Marrakech est immensément vide et n’offre aux passagers qui viennent de descendre de l’avion qu’une morne étendue de carrelage grisâtre. L’absence un peu sidérante de l’agitation commune aux grands aéroports internationaux donne immédiatement une impression d’étrangeté qui me saisit. Le préposé aux douanes m’observe avec attention alors que je viens de lui donner mon passeport. Il tape avec application sur son clavier d’ordinateur, me regarde à nouveau, puis son écran, puis moi, encore.
— l y a un problème Monsieur ?
En prononçant cette phrase, j’ai l’impression que je suis en train de le créer, ce problème. Pourtant, mon activité m’oblige à affronter avec régularité cet exercice sournois qui n’a pour unique objet que de vous déstabiliser afin de vous faire avouer d’hypothétiques forfaits.
—  Sur votre fiche Monsieur, vous n’avez pas mis votre adresse… L’adresse à laquelle vous allez résider pendant votre séjour. Il faut la mettre.
Comment ai-je pu oublier un truc aussi basique. Se faire remarquer par un douanier pour quelque chose d’aussi anodin aurait dû m’alerter. Ce n’était pourtant pas la première fois que ce genre de signaux venait percuter le bel ordonnancement qui gérait ma vie depuis maintenant 30 ans. La dernière fois c’était à Chicago, j’avais presque signé la fiche d’hôtel sous mon vrai nom… J’avais certes été distrait par cette incroyable jeune femme qui, sur le desk d’à côté, penchait un écolleté vertigineux pour expliquer au groom que la suite qui lui avait été réservée ne pouvait décemment pas disposer que d’une seule salle de bain. Je perdais la main et je m’en rendais compte. Ce qui à la fois m’irritait et me terrifiait. Je pouvais alors imaginer l’abîme vertigineux de celui à qui on annonce un syndrome d’Alzheimer et qui sait dès lors que sa vie va partir en petits morceaux d’oubli pour s’achever dans un morne et anonyme néant. Sauf que pour moi les conséquences pouvaient être, non pas moins terribles, mais diablement plus rapides.
— Oui bien sûr, je suis désolé, je vais le remplir tout de suite.
J’inscrivis l’adresse d’un des nombreux Riad de la médina, un de ceux dont j’avais appris la liste et je pus repartir aussitôt. Je quittai l’aéroport et pris un premier taxi jusqu’à la place Jama El-fna. Je devais rejoindre un contact à la sortie d’un souk afin de récupérer les objets indispensables à l’exercice de ma mission. Je traversai donc la place au milieu du rythme obsédant des bandirs des charmeurs de serpents, pauvres reptiles réveillés tant bien que mal par de petits coups de bâtons agacés au milieu des cris et de singes sautillants habillés en poupées ridicules. Je m’enfonçais dans les boyaux étroits et sombres de cette ville dans la ville. La médina m’apparaissait comme une gigantesque ruche, une fourmilière dans lesquelles mobylettes, vélos et triporteurs se seraient substitués aux insectes. Une agitation frénétique mais ordonnée au sein de laquelle chacun semblait trouver sa place et son chemin sans que l’ensemble ne soit en rien perturbé. Parfois, tel un gros scarabée, une petite voiture se retrouvait provisoirement bloquée par l’étroitesse d’un passage. Aussitôt un regroupement de deux roues impatients et vrombissants se formait autour de la bête et, à force de klaxons et de palabres, la situation se débloquait avec une rapidité surprenante. Au bout d’un quart d’heure, j’arrive devant la petite échoppe. Ma mémoire, si elle me fait un peu défaut ces derniers temps, m’a toutefois permis d’apprendre dans l’avion un plan très détaillé de la médina. J’ai dans la tête, tout au long de ma progression au sein de ce labyrinthe une véritable photographie 3D qui affiche avec constance la direction que je dois prendre pour rejoindre mon objectif. Je me retrouve devant cette minuscule boutique emplie de sacs et de sacoches de cuir, une échoppe misérable coincée entre un vendeur de tapis et une sorte de restaurant dont s’échappe un fumet étrange. Je sais que je suis très exactement à l’endroit attendu. D’ailleurs le vendeur me tend aussitôt un sac de voyage en cuir marron.
— C’est ça qu’il te faut mon ami, avec cette sacoche tu peux traverser le monde et emporter ta vie.
C’est le message prévu, un peu ampoulé mais empreint d’une forme de poésie orientale qui m’amuse et me pousse à formuler ma réponse avec une certaine emphase.
— Merci mon ami, c’est tout à fait ce qu’il me faut pour aller là où je veux et emporter ce que je dois.
Il me tend l’objet et s’impatiente aussitôt de me voir rester encore quelques secondes devant son étal. Je prends alors le chemin du retour et arrivé sur la grande place je m’autorise un thé glacé à la terrasse du «grand café français ». Nous ne sommes qu’en avril mais la température est déjà proche des 30 degrés et la fraîcheur de la boisson ajoutée au parfum puissant de la menthe me donnent l’impression qu’une climatisation vient d’être mise en route. Je jette à la dérobade un regard dans le grand sac de cuir pour constater avec satisfaction que le matériel est complet. C’est bien ce que j’avais demandé. Je règle ma commande, regarde ma montre et envisage avec sérénité la suite de ma mission. Je ne sais pas qui est cette femme ni ce qu’elle a fait pour qu’un type comme moi prenne le premier avion pour la rejoindre. Mais cela ne m’intéresse pas et je crois que cette hygiène d’assassin est tout à fait nécessaire à mon équilibre mental. Si je m’intéressais à mes victimes, j’arrêterais peut-être de les considérer comme des cibles et ça, c’est le début des problèmes. Ce code de conduite m’avait par ailleurs permis d’accomplir des missions que des concurrents, moins professionnels, avaient tous refusées. Lorsque vous ne considérez votre victime que comme un objet, tout devient possible: femmes, vieillards, enfants, coupables, innocents…. C’est un véritable confort pour un homme consciencieux.
La cible arrivait à son hôtel à 17h00, cela me laissait deux bonnes heures pour l’y rejoindre. Deux heures pendant lesquelles le regard et le sourire énigmatique de cette femme vinrent hanter mon esprit à de trop nombreuses reprises. Ils percutaient, comme autant de coups frappés à la porte de ma sérénité, la belle logique de tueur qu’une discipline sans faille avait érigée en principe de vie. Il fallait que je referme à jamais ses paupières pour m’en sentir définitivement libéré.

Deux heures plus tard…

Je suis assis dans un des fauteuils de la réception de ce palace marocain et je peux apercevoir l’entrée du splendide édifice. Ici tout est marbre, fontaines et ombres, rien n’est épargné, le mot est cocasse, aux touristes fortunés et aux hommes d’affaires qui y descendent. Je vais rarement dans ce genre d’hôtel et n’y séjourne jamais. Trop visible, trop contrôlé, bien trop de vigilance et d’empressement de la part du personnel, bien trop de regards et de jugements de la part des autres clients…. Un cauchemar pour celui qui veut ne pas paraître et encore moins apparaître. Mais il m’arrive très souvent d’y attendre des rendez-vous. En effet, les gens qui éveillent l’intérêt d’organisations susceptibles de faire appel à mes services sont rarement des personnes ordinaires. Elles ont des trains de vie très exorbitants, des habitudes hors de prix. Je ne porte pas de jugement moral bien sûr et j’évite d’en tirer des conclusions trop hâtives. Les gens très riches ne sont pas forcement mêlés à des trafics inavouables et à des réseaux maffieux. Il se trouve simplement que pour les éliminer, d’autres gens, eux aussi très riches, font appel à des spécialistes qui savent faire ce genre de travail en toute discrétion. Et puis franchement, qui n’a pas rêvé un jour de se débarrasser d’une voisine acariâtre, d’un patron tyrannique, d’un professeur sadique, d’un assureur inflexible ou bien d’un contrôleur du fisc trop curieux… Et si vous ne le faites pas, ce n’est pas parce que cela est contraire à vos principes ou à la morale ! En vérité vous ne le faites pas parce que vous n’en avez pas les moyens, tout simplement. Et comme d’autres ont des ressources qui leur permettent, sans prendre aucun risque, d’assouvir ce genre d’envies… Je ne dis pas que parfois tout cela n’est pas uniquement guidé par l’appât du gain ou que je n’ai jamais eu à « traiter» de véritables ordures mais ce n’est pas si souvent… Et puis heureusement parce que les maffieux eux sont protégés et que cela rend le travail tout à fait compliqué et extrêmement risqué. Et moi je n’aime pas trop les risques.

Soudain le brouhaha du grand hall s’arrête, un silence de cathédrale se fait et j’ai l’étrange impression que le temps est maintenant suspendu. Je vérifie que l’eau des fontaines continue de s’écouler dans les vasques en marbre blanc. L’agitation certes discrète mais bien réelle qui régnait dans le hall est maintenant freinée par je ne sais quel phénomène et je vois, ou crois voir, les clients et le personnel de l’hôtel ralentir leurs mouvements, freiner leur empressement comme pour bientôt s’immobiliser totalement au milieu d’un geste esquissé. Pourtant ils ont tous en cet instant précis un point commun : leur visage, leur regard se sont tournés vers l’entrée au moment où elle a fait son « apparition ». Jamais ce terme n’aura eu une telle puissance évocatrice, jamais je le crois, l’arrivée de cette femme aura mieux porté ce nom qu’en cet instant précis où elle a franchi les immenses portes de l’hôtel. 

Elle est habillée tout en blanc, chapeau, robe de mousseline, ballerines de danseuse et un immense sac qu’elle tient en bandoulière et qui épouse avec une harmonie déconcertante les courbes de ses hanches, comme si cet accessoire faisait partie d’elle. Elle ne marche pas vraiment, elle semble flotter à quelques centimètres au-dessus du sol. Elle promène sur l’assistance et sur le monde ce regard incroyable et ce sourire qui ont obsédé mes pensées depuis 24 heures. Cela n’a duré peut-être que quelques secondes mais pendant ce laps de temps j’ai plongé dans ce regard comme si l’on m’avait totalement immergé dans un bain de volupté avec, dans le même temps, la désagréable impression d’être totalement mis à nu. Elle dit quelques mots au concierge de l’hôtel qui s’est précipité vers elle. L’échange est court et dès qu’elle a commencé à parler le temps, jusqu’alors suspendu, se remet à fonctionner. J’y perçois même une légère accélération due certainement à l’empressement et à l’agitation du personnel autour de cet hôte si singulier. Je n’ai pas besoin de soudoyer le personnel pour savoir dans quelle suite elle descend, j’ai eu cette information en même temps que tout le reste. 

Je lui laisse une dizaine de minutes d’avance puis je commence lentement à me diriger vers le grand escalier. Je ne prends jamais les ascenseurs, je m’y sens pris au piège, à la merci de n’importe quel débutant qui n’aurait qu’à attendre que j’arrive sur le palier pour m’abattre sans aucune chance de me rater. Je suis devant la double porte de sa suite, je vérifie encore le contenu de mon sac, je prends une profonde inspiration et je frappe quelques coups très brefs. Pendant quelques secondes qui me semblent une éternité, il ne se passe rien. Puis, la porte s’ouvre et une voix étrange, comme si des centaines de femmes prononçaient les mêmes mots, au même moment, s’échappe du fond de la pièce principale :
— Entrez Monsieur Auster, entrez, nous vous attendions.


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En dépit de toute mon expérience et du fait que cette femme connaisse mon vrai nom, je ne fuis pas. Au lieu de retourner aussi vite que possible à l’aéroport j’entre dans la suite de l’hôtel pour faire face à celle que j’étais censé surprendre. Elle est installée sur un splendide canapé, mélange d’art traditionnel et de modernisme dont l’harmonie et la beauté s’effacent pourtant devant la perfection de son corps et de ses traits. Elle a toujours le même sourire et une infinie douceur se lit sur son visage. Elle m’invite d’un geste à m’asseoir auprès elle.

— Voyez-vous, nous faisons un peu le même métier vous et moi. Nous n’avons pas le même commanditaire, voilà tout. D’autre part, le contrat que j’ai reçu pour vous offre plus d’alternatives que ceux que vous proposez d’habitude…
Cette fois encore sa voix me plonge dans un trouble profond, on y décèle des intonations particulières, des inflexions surprenantes sortes d’échos improbables que je n’ai jamais entendus dans aucun des nombreux pays que j’ai traversés. Je suis mal à l’aise mais ne voulant pas ajouter au ridicule de la situation un désavantage trop prononcé, je tente de reprendre la main.
— Puisque vous avez l’air de me connaître, vous savez certainement que je n’ai pas pour habitude de négocier quoi que ce soit. Ni mes tarifs, ni la vie de mes victimes. Dites à votre commanditaire que si vous devez remplir votre contrat, vous devrez le faire jusqu’au bout. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser.

Je fais mine de me lever mais elle pose alors sa main sur ma cuisse dans un geste d’une grande douceur. Je suis alors immobilisé autant par la surprise que par une forme étrange de curiosité.
— Ce n’est pas si simple hélas, mon client ne pourra se satisfaire de ce genre de réponse et il vous faudra m’écouter… Jusqu’au bout. Je vous promets que cela sera très instructif, douloureux parfois mais peut-être aussi, salvateur.

Le contact de sa main sur mon genou fait naître en moi des sensations confuses. Mélange d’excitation sexuelle et de peur mais aussi sentiments confus de confort et de sérénité, comme si la chaleur de sa main diffusait à travers tout mon corps une onde de bien-être. Du regard je l’invite à poursuivre.
— Vous comprenez, nous savons beaucoup de choses sur l’existence que vous avez menée jusqu’à présent, sur ce que vous avez fait à tant de gens. À tant d’innocents hélas bien trop souvent. Oh bien sûr, vous n’êtes pas le seul mais il y a chez vous une sorte de détachement, cette capacité à vous exonérer de leur désespoir et de leur douleur qui nous ont intrigués. Nous aurions pu bien entendu nous passer de cette discussion. Nous pouvions mettre fin à vos agissements à n’importe quel moment. Mais que voulez-vous, il y a chez mon employeur une inclinaison au pardon qui dépasse parfois l’entendement. Alors voilà, je voudrais que vous fermiez les yeux, quelques instants, cela ne durera pas très longtemps…

À peine ai-je obéi que je suis assailli d’images si tangibles que j’ai l’impression d’être plongé au cœur d’une nouvelle réalité. Et cette réalité me terrifie instantanément. Devant moi se succèdent des visages défigurés, tordus par la douleur, la tristesse, la peur ou la colère. Parfois par tous ces sentiments à la fois. Ces masques hideux semblent surgir du néant pour venir me fixer, quelques instants, avant de disparaître pour laisser la place à une nouvelle figure. Je voudrais pouvoir leur échapper, revenir dans la chambre d’hôtel, fuir ces regards morts et vides mais je suis incapable du moindre mouvement. Je subis le défilé grotesque de ces masques mortuaires qui s’approchent si près de mon visage que j’ai l’impression de pouvoir sentir leurs chairs putréfiées. Je voudrais hurler mon dégoût et ma peur, faire disparaître à jamais ces créatures épouvantables mais je n’arrive pas à esquisser le moindre geste et je sens mon cœur battre à tout rompre dans ma poitrine, prêt à exploser. Lorsqu’un visage d’enfant, une petite fille de 5 ou 6 ans, surgit de l’ombre pour venir flotter près de moi je tente de fermer les yeux pour ne plus contempler cette vision de cauchemar mais je n’y parviens pas. Mon corps n’obéit plus à mes injonctions et je suis contraint d’assister à la lente valse d’horreur absolue qui se tient sous mes yeux. Le petit visage, dont la peau est atrocement brûlée s’approche encore de moi et je vois sa bouche se déformer, s’ouvrir lentement. Je comprends qu’elle va se mettre à hurler et lorsque son cri retentit j’ai l’impression que mes tympans vont exploser. Ce n’est pas le cri d’un enfant mais bien le hurlement effroyable de mille bêtes sauvages.

Lorsque je rouvre les yeux, je suis installé sur le canapé de la suite d’hôtel, la femme me regarde avec une sorte de compassion attristée. Je suis en nage, ma chemise colle à ma peau jusqu’à me brûler. Je sursaute alors et me lève comme une furie. Je veux quitter cette pièce tout de suite, oublier ce que je viens de voir et surtout ne plus subir son regard de commisération qui semble percer mon âme et se jouer de moi.

— Qu’est-ce que vous m’avez fait bordel, vous m’avez drogué c’est ça ?! C’était quoi ce truc, comment vous faites ça, répondez-moi !
La femme secoue doucement la tête, il me semble l’entendre soupirer. Elle redresse son adorable visage vers moi et se met à parler, très doucement. Sa voix est redevenue normale.
— Non, je ne vous ai pas drogué, ces visages sont là, gravés dans votre mémoire mais vous avez choisi de les effacer. Ce sont ceux de vos victimes. Cette petite fille, Sarah, était avec sa maman, assise à l’arrière de la voiture qui a explosé quand sa mère a tourné la clef. Tous, tous les visages que vous avez vus sont ceux des « cibles » que vous avez « effacées » au cours de votre triste carrière. J’ai ici la liste de vos victimes, elles sont toutes inscrites sur ce document. Et je voudrais que vous les lisiez Charles, à haute voix. Que vous preniez le temps de mesurer le poids de ces âmes, la réalité de ces corps que vous avez détruits. C’est à cette seule condition que nous pourrions, mon employeur et moi-même, revoir les termes de votre contrat.
  
La femme s’est tue, elle tend vers moi une feuille sur laquelle je devine une longue, bien trop longue, liste de noms écrits. Elle a toujours ce regard dans lequel je perçois une grande tristesse mais aussi peut-être, de l’espoir. Celui de me voir me plier à cette mascarade ridicule. Je ne sais pas qui elle est et comment elle a réussi à me piéger mais ce que je sais, à ce moment-là, c’est que je dois fuir et tenter d’effacer cet épisode de ma vie. Je me lève d’un bond et commence à courir vers la porte. Mais à peine ai-je fait un mètre qu’une douleur fulgurante me broie la poitrine. Je m’écroule aussitôt et je sens comme un feu intérieur qui se met à me consumer. Je ne peux plus me relever, chaque respiration est un enfer qui me fait me tordre de douleur. Je l’entends alors qui s’approche de moi. Cette fois sa voix est à nouveau celle d’une légion, chaque mot est l’écho de milliers de soldats et résonne dans la pièce à en faire trembler les vitres.
— Ainsi tu as choisi Charles Auster. Tu vas mourir ici, à l’endroit même où tu avais prévu de me tuer. Et les souffrances que tu endures maintenant ne s’éteindront même pas après ta mort. Car c’est aussi ce que tu as accepté en rejetant mon offre.

La femme passe devant moi, je ne respire plus que par petites inspirations très brèves afin d’atténuer la douleur mais même comme cela c’est une torture absolue. Lorsqu’elle commence à ouvrir la porte de la chambre, je trouve la force de relever la tête et j’ai alors cette vision terrible. La femme a tourné son visage vers moi et ses yeux sont devenus si sombres que j’ai l’impression qu’ils ont disparu. Son visage est dur et une colère noire et froide se lit sur ses traits. La dernière et cauchemardesque vision que j’ai de mon bourreau lorsqu’elle referme la porte sont les deux grandes ailes blanches qui naissent à la hauteur de ses épaules et frémissent doucement dans son dos. Maintenant je suis seul et j’attends cette mort qui ne sera plus une délivrance.

1 commentaire:

  1. Pas mal du tout.
    L'histoire est bien menée, après c'est le style un peu trop descriptif (le rythme en pâtit) que j'aime moins.

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