samedi 31 janvier 2015

Nouvelle 11 : Jeu de main - Elsa Marpeau

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Parce qu’elle aime l’informatique et parce qu’elle s’ennuie, seule à la maison, répétant toujours les mêmes tâches, les mêmes trajets jusqu’aux commerces avoisinants, Mathilde s’est programmé un monde. Son monde – régi par des lois mathématiques, des programmes rédigés en langage virtuel, une abstraction de 1 et de 0. Elle a baptisé cette terre la Zone et a choisi de l’illuminer d’un soleil bleu et crépusculaire. Elle a bâti les immeubles en glace, où elle fait souffler un vent perpétuel, qui soulève les jupes des femmes, découvrant leurs bas, décapitant au plus fort de l’hiver le toit des immeubles. Puis elle a peuplé la Zone. Comme elle avait épuisé son imagination en créant le ciel et la terre, elle a donné aux êtres programmés le nom et l’apparence de son mari, de ses enfants et de ses voisins. Raphaël a donc fait son apparition dans la Zone. Les enfants – Paul et Léa – de grands adolescents maigres, ingrats. Puis Marc le boulanger, Kamal le serveur du bar, Yves le boucher, Nacer l’épicier… et elle-même. Elle s’est tracée sans ménagement : sa cicatrice sur la joue, ses pattes d’oie au coin des yeux. 

Le dîner du soir est servi. Elle se lève de son bureau. Les enfants viennent de rentrer de l’école et la maison est déjà pleine de leur mutisme obstiné. Les enfants ressemblent à Raphael. Ils ont hérité de sa beauté et de son introversion. Mathilde a bien essayé de les comprendre puis, impuissante, s’est résignée à ce qu’ils soient plutôt les enfants de son mari que les siens. Elle les regarde de loin. Ils rentrent le soir de plus en plus tard. Ils sentent la cigarette et le hasch. Leur peau s’est couverte de piercings, comme frappée d’une maladie contagieuse. Depuis leur naissance, Mathilde a toujours repoussé le moment de les aimer. Aujourd’hui, ils s’apprêtent à devenir adultes sans qu’elle s’y soit attachée. Ils doivent l’avoir remarqué. Mathilde n’ose plus affronter leur regard, à table, elle pressent leurs pensées secrètes.

Mal à l’aise, elle quitte la cuisine et sort au soleil couchant. Le vent frais souffle dehors, il s’engouffre entre les pans de son imperméable, balaie ses cheveux. Elle s’installe au comptoir du bar et attend que Kamal vienne prendre sa commande.
Kamal lui ressemble – il est brun, maigre. Il pourrait être son frère. Mais sa vie diffère de celle de Mathilde : elle vit, même si elle s’y sent étrangère, dans un milieu feutré d’intellectuels. Kamal se meut au milieu d’une clientèle bruyante, dans le vacarme du flipper. 
Mathilde le regarde marcher de table en table, sans se presser. Elle sait qu’il cache un flingue derrière le comptoir, au cas où. Hypnotisée par sa démarche, elle se demande ce que ça ferait de tout plaquer pour partir avec lui. Elle imagine leur étreinte sur le comptoir, à la hussarde, une vie inconnue qui s’offre. Il suffit d’une fraction de seconde, il suffit d’y penser et une porte s’ouvre sur un autre monde. Son monde à lui – peuplé de petits délinquants, d’armes à feu, d’insultes, un monde où l’on crache par terre, où on fait l’amour dans les toilettes du bar, le pantalon sur les pieds.

Mais à ce moment, il s’approche d’elle en souriant – et son sourire illumine un instant la pièce. Il fait croire un instant à Mathilde qu’ils partiront ensemble. Elle aime Raphael plus que tout mais sa perfection l’opprime. Kamal cesse de sourire. Elle sort du bar. Les portes se referment derrière elle, la privant de ce monde possible, et ce renoncement lui donne un pincement au cœur.

Sur la route vers l’épicerie, elle croise Marc qui sort de son immeuble. Sa journée de travail est finie depuis longtemps. Il s’arrête à son niveau, lui claque deux baisers sur les joues, dont un, est-ce une vue de son esprit ? se pose tout près des lèvres. Lui aussi a environ vingt-cinq ans, peut-être moins, un tatouage de serpent sur l’épaule. Mathilde éprouve du plaisir à frôler son corps, même s’il a des grâces de jeune fille, même si, d’expérience, elle mesure combien il doit être mauvais amant, trop préoccupé de lui-même, de son apparence, pour apprivoiser un autre corps. Elle sent comme il aura peur devant sa nudité, comme il ne saura la caresser qu’avec douceur mais sans sensualité – sans violence – et Mathilde veut des coups et du sang.

Le vent s’engouffre dans son imperméable tandis qu’elle gagne l’épicerie. 
Nacer, comme toujours le regard méchant, la fixe sans broncher jusqu’à ce qu’elle se soit avancée pour lui serrer la main. 
— Sale temps, marmonne-t-il. 
— Sale temps. 
— Tu veux quoi ? 
— Rien. Discuter un peu.
— T’achètes rien ?
— Si, du sel.
— Tu veux parler de quoi ? 
Lui serait capable, elle pressent, de la battre, de lui faire mal. Le sang coulerait sur les draps. Il lui chuchoterait des insultes à l’oreille, en découpant au cutter des blessures sur sa peau. 
— Si tu ne veux pas discuter, on peut coucher ensemble. Non ?
— Jamais avec des femmes mariées. J’ai des principes. 
Mathilde insiste, mais le jeune homme reste inébranlable. 
— Et si Raphaël et moi nous séparions, tu accepterais ? 
— Sans doute. Pourquoi pas ?

Chez elle, ils attendent le sel pour commencer à dîner. Léa, son épingle à nourrice au-dessus de l’œil, Paul, le corps rachitique. Raphaël se tient droit, les coudes sur la table, il jette sur ses enfants un regard plein d’indulgence. Mathilde tient serré dans la poche de son imperméable son sept millimètres silencieux. 

Lorsque le premier coup frappe Raphaël, les deux adolescents se retournent vers leur mère. Elle a visé le cœur, soucieuse de ne pas faire souffrir son mari, de ne pas défigurer la beauté de son visage, et de lui épargner la vue de ses enfants morts. Les enfants sont crispés, mais ils ne crient pas. Ils attendent le coup sans broncher – et l’on pourrait croire qu’ils n’ont pas remarqué sa présence, n’était la crispation de leur mâchoire.

L’un après l’autre, ils partent à la renverse. 


Lorsqu’elle les a tous trois abattus, elle éteint son ordinateur et descend lentement jusqu’à la cuisine où, maussades, ils l’attendent pour le dîner. 

lundi 26 janvier 2015

Nouvelle N°10 : Bon débarras - Anouk Langaney

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Ce soir, c’est décidé, Célestine va tuer Paul-Henri. Plus question de tergiverser. Pas de délai, peu de doutes, point de salut hors du coup de grâce. Du coup de lame, en l’occurrence. Un coup de lame qu’elle veut précis, chirurgical et sans chichi.
Elle s’avance d’un pas vif dans la rue des Bons Raisins, le menton haut, cherchant en son for intérieur un rythme et une allure appropriés à ce qu’elle ressent : une sorte d’état symphonique, laissant entendre tour à tour – et parfois à l’unisson – des accords grinçants de rancune dans le rôle des violoncelles, un bourdon de panique en contrepoint, le vent du souffle épique qui la soulève, et les pulsations de son cœur en guise de percussions. Un sacré bordel, au final ; une sorte de Wagner sous acide, revisité par un groupe de free-jazz. C’est du moins la comparaison qui vient à Célestine, et le fait qu’elle n’ait guère de sens s’explique assez bien dans le contexte. Tuer l’homme dont on a partagé la vie quarante années durant, ça vous bouscule une femme.
Presque quarante. Exactement trente-neuf. Trente-neuf longues années de vie commune avec monsieur Paul-Henri Morduret. Dont la plupart passées à espérer ce jour, et les dernières à tout organiser pour le faire advenir. Combien d’années en tout à haïr Paul-Henri ? Presque toutes. Sauf les premières, évidemment. Difficile de se souvenir, mais sans doute que non. Mettons qu’il y ait eu quatre ans ou cinq ans d’idylle. Ou tout au moins de routine fusionnelle, sans histoires, dans l’innocence du début, lorsque tout allait de soi… Oui, disons cinq ans. Peut-être même six. Ce qui en laisse trente-trois, tout de même !
Au bout de sept ans, elle en est sûre, le malaise était palpable. Elle s’est prise à douter. Sentie piégée. Il y a eu les premiers symptômes, les cauchemars, sa gorge qui se serrait et qui sifflait ; on aurait juré de l’asthme, mais les docteurs disaient que non. Rien de comparable avec l’enfer des années qui ont suivi, mais c’était déjà moche.
À quelques heures maintenant de l’échéance, tout en sachant (croyant ?) qu’elle ne changera plus d’avis, elle a conscience que rien n’est joué : il n’est pas encore mort, et il sait tout. Il a compris depuis bien longtemps ce qu’elle tramait ; sans doute a-t-il même saisi avant elle où elle allait en venir. Il est doué pour ces choses-là, le Riton ! Pour voir venir, pour se venger, pour faire souffrir… Elle n’aura pas aidé à le rendre confiant, il faut l’admettre, mais il n’avait pas besoin d’aide. Il s’est toujours méfié de tout ! De la politique, de la météo, des commerçants, des femmes, des médias, de ses parents, de ses collègues, de ses copains de biture qu’il appelait ses amis… C’est encore d’eux qu’il se méfiait le moins, cela dit, et pourtant quelle erreur ! Il y en a quelques-uns là-dedans qui ne l’ont jamais loupé, dès que l’occasion se présentait. Et qui ne vont pas rater celle que Célestine est sur le point de leur offrir, quand ils sauront. T’inquiète pas qu’ils se bousculeront au portillon dans les jours qui viennent, mais pas pour pleurer sur ses restes, ça non, pas de danger ! Pour se foutre de sa gueule une dernière fois, plutôt ! Pour déverser, sur lui comme sur elle, le dégueulis fielleux qui leur tient lieu d’humour, leurs habituelles saillies bien grasses, la crème de leur laideur ordinaire…
Tout ce qu’il aimait, à l’en croire, ce pauvre Paul-Henri. Tout ce qu’il essayait d’imiter en tout cas, de toutes ses pitoyables forces de petit gars. Celles de Ritonnet, comme ils l’ont toujours appelé. Sauf les fois où ils l’ont appelé Rita, carrément. Mais là, pardon ! Ils ont trouvé du monde en face ! Quand on le rendait fou de rage, Riton, quand on jouait trop avec ses nerfs, il passait la frontière dans un coin reculé de sa tête, et au-delà c’était un sale endroit, elle est bien placée pour le dire. Elle a suffisamment payé pour le savoir. Elle le sait dans sa peau brûlée, pincée, lacérée parfois. Dans toutes ses cicatrices, et surtout dans la peur qui ne la quitte jamais.
Mais à ses copains, il leur passait presque tout, pas comme à elle ! Pas tant parce que c’était moins facile de s’en prendre à eux, non, du moins ce n’est pas comme ça qu’elle veut le voir… elle le hait, Paul-Henri, pas de doute, mais elle ne le méprise pas tout à fait. Quand il sortait de ses gonds, il était capable de tout, il n’avait plus peur de rien. Il s’en foutait bien qu’il y ait un mastard ou une gonzesse en face, pour lui c’était kif-kif, tant que ça hurlait. Ils l’avaient compris, les autres, à force. Pas au point de le respecter, attention : mais bon, ils faisaient gaffe. Ils connaissaient les signes, et ils s’arrêtaient pile au bon moment. Ou alors, quand ils voulaient vraiment se payer sa tronche, ils le faisaient picoler plus, jusqu’à ce qu’il ne tienne plus debout ; là ils pouvaient se lâcher. Ce n’était pas bien grave pour lui : au matin, il faisait le gars qui ne se rappelle pas. Mais elle sait bien qu’il simulait. Tout ce qu’il entendait ces soirs-là, tout ce qu’il prenait en pleine gueule, il le gardait au chaud bien au fond, et c’est sur elle qu’il se vengeait.
Parce que bien sûr, aux yeux de Riton, tout était de sa faute à elle. Ses enfoirés de copains de comptoir, c’étaient des bons gars, des vrais hommes, des modèles ! Qui le prévenaient du danger qu’elle lui faisait courir, pour son bien ! Les fumiers. Mais au bout du compte, est-ce qu’ils n’avaient pas un peu raison, après tout ?… Puisque c’est elle qui va le tuer, tout de même. Alors qu’eux auraient fait la même chose, au bout du compte, mais autrement. À coups de Pernod, ça va moins vite. C’est moins tranchant qu’un scalpel. Et c’est sûrement elle qui serait morte la première.
Mais ça n’arrivera pas. Elle y est presque. Passé le fort du mont Valérien, elle rejoint la promenade arborée qui longe le cimetière américain. Elle fonce à présent, tête baissée. Elle se fout de savoir à quoi elle ressemble, même à ses propres yeux. Elle aurait l’air d’une fugitive, la combattante de tout à l’heure ? Ma foi, tant pis. C’est sans doute plus conforme à la vérité. À ce qu’a été sa vie. Demain, quand elle se réveillera en sachant qu’il n’est plus là, on verra bien si ses yeux brillent, si elle sait encore sourire, si un avenir existe ! On verra bien. Elle n’a rien à perdre. Ce n’est pas comme s’ils pouvaient divorcer, et refaire leur vie chacun de son côté, hélas. Pas plus que trouver un terrain d’entente, comme tant de couples qui ne s’aiment pas, mais qui se supportent à peu près. C’est dur à admettre, mais elle les envie.
C’est vers la douzième année que le malaise, à force de monter en puissance, les a emplis et submergés. Tous les deux. D’irritante, elle lui est devenue odieuse ; d’embarrassant, il est devenu oppressant ; puis écœurant, abominable. Insupportables l’un à l’autre, ils se sont vus, impuissants, réduits à se haïr sans même pouvoir se rejeter ; elle ne pouvait que le trahir, lui ne pouvait que lui faire mal. C’était beaucoup, et trop peu à la fois.
Se foutre en l’air aurait été le seul moyen de vraiment s’en sortir : ils ont essayé l’un et l’autre, une fois chacun. Lui d’abord, la dix-huitième année : en vélo sur une quatre voies, en pleine nuit et sans feux, il a lâché son guidon et il est parti en travers. Il y a eu des sales cris de freins, des klaxons. Il a échoué dans le fossé, sans une égratignure. C’était un coup à tuer un paquet de monde avec lui ! Bien son genre. Il s’est relevé convaincu que la mort ne voulait pas de lui, il a cru voir la main de Dieu dans un coup de volant hasardeux, et voilà qu’il est devenu bigot, en plus ! Comme si elle avait besoin de ça. Bigot discret, parce que ça ne fait pas viril, mais bigot quand même. Pas un bigot public à cierges et à processions, non ; un des autres, les pires, les planqués, ceux à cilice et mortifications diverses. Un bon alibi pour lui faire s’écorcher les genoux dans la caillasse, tiens ! Un trip sado-maso comme un autre ! C’est ce qu’elle a toujours pensé, et elle ne le lui a pas envoyé dire. Encore un truc qui l’a mis hors de lui, à l’époque.
Beaucoup plus tard, vers la trentaine, elle a pris des médicaments, un soir qu’il était saoul et ne la surveillait pas. Mais elle n’a pas pu les garder.
Une seule fois. Et pourtant, qu’est-ce qu’elle en aura eu envie… Mourir, ç’a été son fantasme à elle, si on veut. Pas le seul, bien sûr, mais le premier sur lequel elle ait osé s’attarder.
Tant qu’ils sont restés seuls, elle a tenu le coup ; elle a patiemment enduré les vices secrets de Paul-Henri, ses désirs sales. Mais au bout de quelques années, les images et les films ne lui ont plus suffi, c’était prévisible. Il est parti trouver des putes, et bien sûr elle a dû le suivre. À chaque fois. Rien que le souvenir de ces hôtels pouilleux, de ces banquettes arrières et autres halls déserts lui retourne l’estomac. Il ramassait n’importe quoi, le Riton, quand il était en chasse. Il n’avait pas trop les moyens de faire le difficile, faut dire : complètement fait et dans la dèche, il n’allait pas se lever des call-girls de palace. Et puis de toute façon, pour ce qu’il en faisait… À chaque fois le même cinéma. Cent fois elle l’a supplié de rester à la maison, de ne pas aller s’humilier chez une épave de plus. Peine perdue. Il fallait qu’il y aille, qu’il la traîne là-bas, pour qu’elle soit à nouveau témoin de son échec et de sa rage. Et qu’il puisse ensuite les lui reprocher, bien entendu.
De ses désirs à elle, il n’a jamais rien voulu entendre. Quand ses yeux faisaient mine de suivre un passant de belle allure, il la forçait à les baisser, presque à les fermer, terrifié à l’idée que quelqu’un la remarque. Et puis il y a eu ce jour, à la terrasse d’un café du centre qu’ils ne fréquentaient pas d’habitude, où un homme l’a remarquée, malgré tout. Peut-être bien parce qu’elle avait les yeux trop baissés, d’ailleurs ! Si ça se trouve. En tout cas elle ne l’avait pas cherché, comme il l’a prétendu ensuite. Ça non. Qu’est-ce qu’elle aurait pu chercher, avec lui sur le dos, les nerfs à vif ? À part des emmerdes ?… Comme elle en a trouvé ce jour-là. Quelle horreur. Le pauvre garçon. Il s’était approché gentiment, timide, poli comme tout… Il avait engagé la conversation, et Paul-Henri avait fait mine de ne pas comprendre, au début. Sans doute parce qu’il était trop choqué de voir un homme s’approcher d’elle. Ou parce qu’il ne comprenait vraiment pas, tellement ça lui semblait tordu qu’on puisse désirer Célestine. Ou peut-être qu’il ne disait rien parce qu’il réfléchissait déjà à ce qu’il allait faire pour qu’elle regrette de l’avoir laissé s’approcher, s’attabler.
Célestine aussi était comme paralysée. Elle aurait voulu lui crier va-t’-en, fais attention, il va te massacrer ! Mais tout ce qu’elle parvenait à faire, c’est à éviter son regard, et à rougir comme une mijaurée. Quand le type s’est fait plus pressant, elle a voulu s’enfuir pour lui sauver la vie, elle s’est levée d’un bond et elle est partie, sans regarder en arrière. Mais il l’a suivie, l’imbécile. Paul-Henri l’a chopé dans le sentier qui traverse le parc, il l’a pris par le bras pour le traîner dans les buissons. Le type n’était pas sûr de comprendre ce qui se tramait. Il l’a laissé dans un état ! Tout flasque, et plein de couleurs qui n’existent même pas. Peut-être qu’il était mort, Célestine ne l’a jamais su. Mais sans doute pas. Ils en auraient parlé dans le journal. Pauvre type, tout de même.
C’est la dernière fois qu’un homme a voulu d’elle. La première aussi, pour ce qu’elle en sait. Pas bien joli, comme histoire de cœur ; pas très fleur bleue. Mais suffisant pour lui laisser imaginer qu’après tout… qu’elle aussi… Encore maintenant, près de trois ans plus tard, alors qu’elle emprunte le dernier virage de la rue du Calvaire, en nage, alors qu’il devient clair qu’elle va le faire, que Paul-Henri, complètement dépassé, recroquevillé dans un coin de sa tête, shooté aux hormones, ne peut plus rien empêcher, Célestine se rend compte qu’elle ne peut pas mettre de mots sur ce qu’elle espère, sur les rêves qu’elle poursuit – ou qui la poursuivent. Pas plus qu’elle ne sait démêler au juste ce qui l’a emporté ce jour-là, et si c’est de ce minuscule espoir, ou de l’horrible image du pauvre type tout aplati dans l’herbe, qu’elle a tiré la force de neutraliser Paul-Henri une fois pour toutes ; de profiter de sa stupeur face à ce corps tout mou, et de sa trouille d’aller en tôle, pour se renseigner et prendre les rendez-vous qu’il fallait ; puis de l’enfermer dans sa chambre sans une goutte d’alcool, le temps de commander sur le net des traitements chinois, pour le calmer en attendant.
Il a bien fallu qu’elle parle, pourtant, devant les psychiatres ; mais elle ne saurait même plus se souvenir de ce qu’elle a raconté. Elle a débité posément un espèce de laïus tout fait, trouvé sur un forum. C’était une fille qui témoignait, elle avait raconté ça aux toubibs, et ils lui avaient donné le feu vert. Célestine a tout repiqué mot pour mot. Pas une minute elle n’a envisagé de dire la vérité, de parler d’elle et de Paul-Henri, de leur vie… D’abord, elle ne sait pas si elle en aurait été capable. Après toutes ces années passées à se planquer, le mensonge lui paraît plus naturel. Et puis il y avait les souffrances, les siennes et celles des autres. Toute cette violence, si elle en avait causé, ça aurait salement compliqué les choses.
Dans le hall de l’hôpital elle s’entend dire bonjour à la standardiste, et sa voix la fait sourire ; cette voix douce et flûtée que Paul-Henri détestait tant, qu’il cherchait à forcer en pure perte, à rendre rauque à coups de gnôle et de tabac brun. Elle est nettement plus jolie, maintenant qu’elle la laisse se percher où elle veut, presque une octave plus haut. Peut-être qu’elle montera encore après l’opération. Ils n’en ont pas parlé.
Elle choisit l’escalier pour se rendre au deuxième étage, où l’attendent le chirurgien et l’anesthésiste. Un courant d’air la fait frissonner, et elle sent se dresser ses petits seins naissants. Loin, si loin au fond d’elle à présent, Paul-Henri hurle. C’est bien son tour. Qu’il crève.
Encore un peu de courage, et le cauchemar sera fini. Dans les premiers jours du printemps, si tout va bien, feu Paul-Henri passera devant l’état civil, pour en ressortir Célestine Morduret. Elle s’avancera sur le perron de l’hôtel de ville, pimpante comme il se doit, et le sourire aux lèvres, elle en est sûre.
Elle se demande si elle osera la robe blanche.

Peut-être un tailleur beige.

jeudi 22 janvier 2015

Nouvelle 9 : Ce n'était pas un homme - Jacques Olivier Bosco

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Elle avait ce grand nez des Allouch, du côté de sa mère, et, de son père, elle avait pris le regard dur et ombrageux de celui qui veille les chèvres sous le soleil. Et pourtant, c’était la douceur incarnée.
Elle se tenait dans le couloir, attendant que son mari revienne.
Nasri jouait sur le tapis du salon, Mourad regardait la télévision. Il savait qu’au bruit de la serrure dans l’entrée, il éteindrait et partirait se réfugier dans son lit. Il était inquiet. Nadia aussi était inquiète. Elle faisait ses devoirs dans sa chambre, la porte entrouverte, pour surveiller sa mère. Elle n’avait que treize ans, elle ne savait pas encore que cette soirée resterait gravée dans son âme.

Madame Darocha était venue sonner vers dix-huit heures. Zineb, la mère de Nadia lui avait ouvert la porte. La femme portait un masque de douleur, elles s’étaient rendues dans la cuisine, pour boire le thé. Nadia les entendait parler, la fille de madame Darocha avait été agressée sexuellement.
— Que veux-tu que je fasse ? disait sa mère.
— Je ne sais pas.
— Il a passé les limites… Il a passé les limites.
— Il te frappe depuis si longtemps, il te… Il te violente, et maintenant…
— Je vais le dire à l’Imam.
— Il ne l’écoutera pas, tu le sais bien, et il se retournera contre toi.
— Comment a-t-il pu ? Ta fille n’a même pas seize ans. Je suis tellement désolée.
— Ce n’est pas ta faute, mais… pense à ta fille, Nadia…
— C’est terminé. C’est terminé.

Elle avait raccompagné la voisine, puis était retournée dans la cuisine pour préparer le repas du soir. Nadia était entrée dans son dos.
— Maman… Qu’est-ce qui se passe ?
Zineb s’était tournée vers sa fille, le visage tellement triste, le regard si loin.
— Rien. Tu peux donner le bain à Nasri ?
— Rien ?
Sa mère s’était approchée. Elle avait fait ce geste. Nadia s’en souvenait tous les jours depuis, toutes les nuits. Zineb avait posé l’intérieur de sa main contre la joue de sa fille. Faisant comme un coquillage avec sa paume, enveloppant son menton jusqu’à sa tempe, le visage de Nadia s’était incliné, la tristesse avait quitté les yeux de sa mère, remplacée par la tendresse et l’amour.
— Va donner le bain à ton frère. Tu veux ?
Nadia avait fait oui de la tête, les yeux humides.

À ce moment-là, il n’y avait pas encore de peur dans leur cœur.
La peur se mettait en route peu de temps avant huit heures trente. Peu de temps avant que ne rentre le père. Par la suite, Nadia avait fait des recherches sur internet, des témoignages, des cas similaires.
Elles n’étaient pas seules.

« Défigurée pour avoir dénoncé son mari qui la battait. »
« Il était sans pitié, c’était plus fort que lui. »
« On avait peur, il nous terrifiait. »

« J’étais paralysée… »

Zineb attendait dans l’entrée, face à la porte. Contre le mur, était posé un sac de sport, empli de vêtements, des affaires de toilettes, il y avait même des papiers, dossier de la préfecture, des assedics, et une partie de l’argent des courses qu’elle avait réussi à économiser. Droite dans sa djellaba bleue, les cheveux sous son voile mauve, elle essayait de ne pas penser, de s’accrocher à sa détermination.
Elle était si lasse.
Elle connaissait le scénario, Karim allait rentrer, puis il la frapperait. Ou bien, il la prendrait comme un animal. Contre l’évier, contre un mur, contre quelque chose de dur. Dur comme le rempart qu’elle montait tout autour de sa peur. Cette peur, qu’un jour, il s’en prenne aux enfants.
Il allait rentrer. Ivre et furieux.
Affamé.
De coups, de baise, de mots durs et blessants.
Il allait rentrer.

«  Il m’a menacée de me mettre dehors, de trouver une autre femme pour s’occuper des enfants. De mes enfants. »

« Tu dois lui obéir. Tu dois obéir à ton mari. »

Zineb était croyante, plus que tout, encline au bien, au don de soi, à la bonté. À l’autre.
Elle l’avait rencontrée, « elle venait d’avoir dix-huit ans ». En France depuis deux ans, elle vivait chez ses parents et s‘occupait de ses petits frères et sœurs.
Karim et son frère réparaient des voitures, faisaient de la maçonnerie. Il avait l’air gentil. Il riait, il souriait, mais à présent, Dieu qu’elle regrettait, il l’avait déjà : ce regard qui s’allumait, dès qu’il voyait une fille, une femme, quelque chose de féminin entre huit et cinquante-cinq ans. Et selon ce que la fille disait, ou pas, ses dents se serraient, son visage se contractait, ses poings s’emplissaient de béton.

Il frappait tellement fort.

Elle inspira profondément. Dieu est grand, l’époux est le Jihad de la femme, l’homme est soit le paradis, soit l’enfer, la responsabilité que Dieu a confiée aux mères est lourde, et parfois accablante, la responsabilité de s’occuper de ses enfants, de leurs joies et de leurs peines, de les éduquer, de les rendre vertueux, de les rendre heureux. L’homme est chargé de protéger la femme comme l’on protège une fleur.

C’étaient les mots du Coran, les mots du mariage.

La femme ne doit pas dénoncer l’homme, sauf si son comportement est contraire aux lois du prophète.
Elle ne comptait pas le dénoncer.
Zineb se mettait en condition, elle s’emplissait d’amour, la seule chose capable de retenir sa peur. La voix du cœur, la voix du prophète, Mahomet, ou bien Jésus, celui qui, en religion musulmane ou chrétienne, prônait l’amour.
Le fait de se mettre seule, debout, face à son homme, avec toute sa fragilité, sa naïveté, sa pureté, sa confiance en Dieu, en l’homme, sa confiance en l’âme.
Âme contre âme.
Et de lui demander, simplement, lui demander de partir.
Parler avec son cœur, avec ses larmes.
Elle entendit la clé frotter contre la serrure.
Avec sa peur.
Nadia aussi entendit la clé, et son regard perfora le dos de sa mère, comme pour l’harponner et la ramener.
Mourad courait se jeter dans son lit, un poing cogna contre la porte, Karim n’arrivait pas introduire la clé.
Il était déjà furieux.

Nadia, comme à chaque fois, sentit son cœur se vider, sa mère jeta un œil dans sa direction, lui faisant signe de pousser la porte de sa chambre. Les deux ne pouvaient retenir les larmes sur leur visage, si détendu, si beau.
Calme et résigné.

— Qu’est-ce que tu fous là !
Karim ne parlait pas, il criait. Une quarantaine d’années, à vouloir tout casser. Tout ce qui ne présentait aucun danger. Une rage sadique, violente, un besoin d’assouvissement. Car après, lorsque l’autre était réduit à la douleur et aux pleurs, recroquevillée contre le sol, il se sentait mieux. Plus fort ? Plus vivant ?
Qu’est-ce que le monde en avait à foutre ? Un pauvre type, de ceux pour qui les mots méprisable, merdique, pathétique, pitoyable et nuisible, ont été créés.
Une erreur.
Un raté.
Les lumières jaunes de l’appartement se mirent à vaciller devant les yeux de Zineb, tandis que son mari s’approchait. Il allait passer pour la bousculer, en essayant de lui faire mal, et se rendre aux toilettes, comme à chaque fois. Mais elle s’interposa.
— Karim, il faut qu’on parle.
C’en était émouvant, tant le ton de sa voix était empli de pitié et de douceur, de compréhension, jusqu’à désarçonner son mari.
Juste une seconde.
Il s’arrêta et la considéra. Il savait qu’il allait la frapper.
— C’est quoi ces conneries ? T’en as pas eu assez, c’est ça ? Et enlève-moi ce voile à la con, on n’est pas à Téhéran, ici !
— Non Karim, je… Écoute, on est marié depuis quinze ans et… ça ne marche pas. Je… je veux que tu t’en ailles. Je veux que tu quittes la maison. Ce soir. Je t’ai préparé un sac, tes affaires, tu peux aller chez ton frère. Je ne supporte plus tes… je ne peux plus, tu me fais peur, et pas qu’à moi. Madame Darocha est venue me parler de ce que tu as fait à sa fille et…

Un sifflement aigu remplaça ses derniers mots. Son mari venait de lui transpercer le ventre d’un coup de poing. Zineb tomba à genoux, la bouche grande ouverte, il n’avait jamais frappé aussi fort. Dans un brouillard de douleur, elle l’entendit s’emporter.
— Tu as vu madame Darocha ! Hein ? C’est ça ?

Le reste…
Le reste, cela se passa si vite. Nasri semblait ne rien entendre, à faire rouler ses petites voitures sur la moquette de sa chambre. Mourad, allongé sur son lit, avait plaqué l’oreiller contre sa tête, il ne voulait pas imaginer sa mère, entendre sa mère, et Nadia, était toujours assise derrière son bureau, raide telle une morte, et cependant, elle tremblait de tout son corps.

— Tu veux que je parte ? Moi ? Ton mari ?
Il lui avait arraché son voile pour la prendre par les cheveux et cognait sa tête contre le mur.
Nadia entendit le bruit du crâne contre le plâtre, un son creux et fort, il venait de l’intérieur de la tête de sa mère. À présent, Karim hurlait.
— C’est toi, salope, qui va te casser ! C’est toi ! Tu vas voir !

Nadia se leva et poussa résolument la porte de sa chambre, son sang était glacé, elle claquait des dents, elle fit un pas dans le couloir, pour voir son père disparaître sur le palier du quatrième étage, emportant dans son poing, comme un étrange fantôme bleu, l’ombre de sa mère.
— Tu vas dégager et plus vite que ça !
Et puis.
— Tiens ! Tiens ! Tiens !
Des coups, certainement dans le visage.
Des poings emplis de béton.
— Dégage ! Dégage !
— Noooooooooonnnnnn !

Un pic de glace perça le cœur de Nadia, sa mère avait eu la force de crier, elle entendit son corps rebondir dans les escaliers de ciment, des craquements, des sons inhumains et se précipita, mais son père la repoussait dans l’appartement au moment où elle atteignait la porte. Il la claqua violemment dans son dos.
Il était essoufflé.
— Qu’est-ce que tu fous ? Tu vas rester à l’intérieur, t’as compris ? Et tu diras que je ne suis pas sorti de l’appartement. C’est très important, je n’ai pas quitté ce putain d’appartement ! Ta mère a piqué sa crise et s’est barrée en courant dans les escaliers. Et elle est tombée. Et moi, j’étais ici, avec toi !
— Maman ? Maman… Que… qu’est-ce qu’elle a ?
Son père cria encore plus fort.
— T’as compris ce que je t’ai dit ou il faut que je t’en foute une à toi aussi ?
Nadia fixait la porte fermée de l’appartement, il y avait déjà les exclamations des voisins derrière, les pleurs. Elle releva son regard mais ce qu’elle vit sur le visage de son père, lui fit rebaisser la tête.
— Oui… J’ai compris.
— À la bonne heure.
Karim l’ignora, et retourna ouvrir la porte de son appartement en s’adressant aux gens qui se trouvaient sur le palier.
— Zineb, reviens, qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
Dans le couloir à la lumière jaunâtre, Nadia se tenait, immobile. Elle sentait, dans son dos, le regard de son frère Mourad, et les questions que celui-ci posait. Elle ne voulait pas se retourner, elle ne voulait pas le croiser. À présent, son cœur lui faisait mal, comme si quelqu’un l’avait froissé.

«  J’étais paralysée. »

Par la suite, la police était arrivée, une petite maigre teigneuse, et un vieux moustachu, avec des agents en uniforme. Ils avaient arrêté son père, qui avait frappé la petite policière à la tête, et étaient venus l’interroger. Nadia avait dit que son père était resté dans l’appartement, tandis que Mourad avait ses yeux braqués sur les armes des flics accrochées à leur hanche. Ses yeux s’emplissaient de haine et de « rêves de guerre ». Quant à Nadia, elle était dans une sorte d’état second, troisième et même quatrième. Dire «  sous le choc » serait trop faible, le choc l’avait désintégrée, mais, en voyant son père emmené, le corps de sa mère recouvert d’une couverture couleur de terre, elle sentit que quelque chose venait de finir, ou bien, allait commencer. Quelque chose venait de changer.

Elle n’avait plus peur. 

jeudi 15 janvier 2015

Nouvelle N° 8 : HAYABUSA - Nicolas Mathieu



Entre minuit et cinq heures du matin, sur le boulevard Périphérique, on peut voir passer une GSX-R Hayabusa de 1300 centimètres cubes qui roule à près de 250 kilomètres/heure. 
En vitesse de pointe, l’Hayabusa atteint les 300 kilomètres/heure, mais 250 de moyenne, sur 35 bornes, c’est bien déjà.
L’Hayabusa est rare et lorsqu’elle paraît, ils sont quelques-uns, sur le bas-côté, dans les tours encrassées qui bordent le boulevard, sous les ponts et dans les zones herbeuses où dorment quelques clodos bien ivres, ils sont quelques-uns à dresser l’oreille. C’est un bruit suraigu qui se lève de très loin, précis jusqu’à l’assourdissement, qui enfle tandis que des riverains se redressent dans leur lit. Cela dit, ces derniers ne prennent pas la peine d’aller voir à leur fenêtre. Ils savent par avance que l’Hayabusa sera loin avant qu’ils ne soient parvenus à se lever. Ils se contentent d’écouter cette vague sourde qui monte, progressive et orageuse, jusqu’au moment où elle se retourne d’un seul coup pour disparaître dans un rétrécissement déchirant. Ne reste qu’une impression de doute, quelque chose comme cet effet qu’on appelle persistance rétinienne et qui laisse une lueur sous la paupière, une fois que la lumière s’en est allée.
À cette vitesse, il faut au pilote de l’Hayabusa entre neuf et dix minutes pour enfermer la ville dans la ligne continue qu’il dessine avec son corps et sa machine. L’asphalte est presque désert, il ne change pas de vitesse, son moteur aspire le carburant comme le siphon d’une baignoire, dix longues minutes hurlantes, la gomme écrasée sur la surface granuleuse du bitume.
À cette vitesse, quand le dos arrondi du pilote devient une pièce de carrosserie parmi d’autres, la mécanique prend un sens étonnant. Un enfer de métal, d’huile et de chaleur qui mue l’espace en bruit.
 Les habitants ne le voient pas vraiment. La police n’est jamais parvenue à le prendre. Le pilote ne vient pas quand elle l’attend. Et puis les caméras sont trop lentes, les images imprécises. Parfois, il se passe soixante jours entre deux courses. Et puis l’Hayabusa reparaît, l’aube se lève et tout à coup, la ville éclate, éventrée par la course absolue du bolide japonais.

Sur les bords du Périph, il y a des immeubles couverts de poussière, des fenêtres empoissées de gaz d’échappement. La télé tourne à longueur de temps, les sommeils sont discontinus et parfois, on souffre d’inquiétants maux de tête. On ne vote plus, on gratte des Morpions, des Millionnaires, on joue au Keno, on fume des pet’ devant sa Playstation, demain n’est pas un autre jour. Certains restent là toute la journée, le nez collé à leur fenêtre, à regarder passer les voitures. La banlieue dégorge en bas de chez eux. La circulation est digestive, encombrée, ça grogne, ça vibre, ça s’active dans un surplace flou de chaleur. Alors quand passe l’Hayabusa, c’est comme un printemps. D’ailleurs, il paraît que le pilote porte une hirondelle, une silhouette noire sur fond blanc, à l’arrière de son casque.
On ne sait plus qui a raconté ça le premier.

Le pilote regarde justement cette silhouette noire sur fond blanc. Son casque est posé sur la desserte de la cuisine. Il revient à ses œufs au plat qui frémissent dans la poêle. À la radio, on parle des intempéries, du Jihad et de Nabila . Le pilote n’écoute pas. Nath est de nuit, elle ne va pas tarder à rentrer. Il faudra qu’il aille ranger son casque dans le cellier. Il finit par éteindre la radio et commence à manger ses œufs directement dans la poêle, debout, son blouson de cuir encore sur les épaules. Il casse les jaunes avec sa fourchette et enfourne la nourriture sans prendre la peine de mâcher. Il remet du poivre, il coupe le blanc, il avale un œuf, puis deux, enfin le troisième, en épongeant les jaunes avec du pain de mie. Il crevait de faim. Il éteint finalement la radio pour profiter du bourdonnement qui persiste dans ses oreilles. En fermant les yeux, il peut même retrouver les sensations de la route, ce glissement continu, l’aspiration des passages de vitesses, les à-coups du freinage; tout cela continue à courir dans ses jambes, ses bras et sa colonne. Parfois la nuit, éveillé dans son lit, il conduit encore, souriant dans le noir. Il va falloir oublier tout ça. On sonne à la porte. C’est peut-être Nath qui a oublié ses clefs. Merde, le moteur est encore chaud. Il hésite et puis se dépêche d’aller ouvrir, non sans avoir mis la poêle dans l’évier et sa tasse dans le lave-vaisselle.

Sur le seuil, il y a un drôle de petit mec qui l’attend, de la taille d’un jockey. Le pilote cligne des yeux. Le jour est encore tout neuf, piquant et l’odeur du froid ne s’est pas encore dissipée. Les volets des voisins sont ouverts et leurs bagnoles au garage ; bientôt il faudra partir à l’école, aller au boulot. Le pilote regarde sa montre, il est à peine sept heures et demie et sur l’herbe récemment plantée de part et d’autre de l’allée de graviers, on voit briller un reste de rosée.
 Le petit mec a une tête bizarre, asiatique, ou alors comme ces gamins qui vieillissent à toute vitesse et sont déjà au bout à quinze piges. Une peau comme de la cire. Quand il se met à sourire, le pilote sent un frisson lui passer au travers. Il faut dire aussi que ça caille encore pas mal à cette heure-là.
— Je suis venu pour la moto.
— Ah bon ?
Le type lui semble drôlement mal fichu pour une bécane comme l’Hayabusa. 1300 centimètres cubes. Il le verrait plutôt sur un Chappy.
— Rentrez alors.
Le type le suit jusque dans la cuisine, où le pilote récupère sa tasse et propose un café à son invité.
— Il est tôt quand même, fait le pilote, sans agressivité.
Le type ne se formalise pas. Il s’est déjà juché sur une chaise, sucre son café et sort de sa poche une cigarette électronique plutôt balaise ; on dirait un talkie-walkie dans sa main minuscule. C’est alors seulement que le pilote remarque ses bottes, son blouson, la paire de gants qu’il a posée sur la toile cirée, tout l’équipement du motard. C’est vrai qu’il est toujours un peu long à la détente. C’est pour ça qu’en général, il préfère s’en remettre à Nath pour prendre des décisions. Il jette un coup d’œil à l’horloge murale, elle ne devrait plus trop tarder maintenant. Il se demande ce qu’elle va penser en trouvant ce drôle de petit mec dans sa cuisine, d’autant que ce dernier s’est mis à tirer sur sa clope sans rien demander.
— Vous pouvez pas fumer ici, fait le pilote.
— C’est pas vraiment une cigarette.
Le type sourit de toutes ses dents et on jurerait Rascar Capac.
— Vous la faites à combien ?
— C’est dit dans l’annonce, répond le pilote.
— C’est beaucoup.
— C’est une bonne moto.
— Pourquoi vous la vendez ?
Le pilote s’appuie sur le bord de l’évier en inox et reprend une gorgée de café bien chaud.
— J’en ai pris soin. Elle vaut 10 000 euros, c’est tout.
L’autre plonge la main à l’intérieur de son blouson et en tire une liasse bien épaisse de billets mauves et neufs. Il se met à compter et fait une pile sur la table de la cuisine.
— Voilà. 10 000.
Nouveau sourire. À le voir se marrer, on comprend tout à coup que les dents et l’os, c’est la même chose. Son sourire annonce le crâne, il fait penser à l’après, dans la terre, quand tout est noir.
— Je voudrais bien que vous répondiez à deux ou trois questions, dit encore le petit mec.
— Allez-y toujours.
L’autre tire alors un nouveau billet de sa liasse et le tend au pilote qui ne bouge pas. Un pli profond s’est creusé entre ses sourcils. En même temps, si Nath voyait tout ce fric, elle lui dirait de ne pas faire sa mauvaise tête, ils n’ont pas fini de rembourser le canapé. Alors il fait finalement disparaître le billet dans la poche de son jean. L’homme sourit toujours. On s’y fait finalement à cette drôle de tête. Comme le jour de la rentrée à l’école, tout le monde a une gueule bizarre, on voudrait rentrer chez soi, et puis on s’habitue. À la fin de la journée, la moitié des mecs de la classe sont devenus vos copains.
Le pilote et le petit mec se mettent donc à papoter. Enfin, le type pose des questions, sur la bécane, si elle est assurée, sa vitesse de pointe, sa consommation, ce genre de trucs. Pendant ce temps-là, il n’arrête pas de tirer sur sa clope électronique, si bien que la cuisine commence à s’emplir d’une curieuse odeur d’alcool de poire. Le pilote répond de son mieux. Il fait des efforts. Quelque part, il est convaincu qu’il aura droit à un billet supplémentaire s’il fait exactement  ce qu’on attend de lui.
— Et vous pensez qu’on peut vous dépasser ?
Le pilote croise les bras sur sa poitrine.  Il n’est pas sûr de bien comprendre.
— Comment ça ?
— Est-ce qu’il existe un moyen de vous rattraper ?
— Je vois pas ce que vous voulez dire.
— Sur le Périphérique par exemple.
Le visage du pilote se fige. Voilà, on y est, les emmerdes. La première fois qu’il a raconté ses exploits à Nath, tout de suite elle l’a prévenu. Il faut arrêter, se débarrasser de la moto, les flics vont finir par te retrouver, il y aura la justice et alors il faudra vendre la maison. Elle avait raison et le pilote lui a promis de faire le nécessaire. Ce qu’il ne lui a pas dit en revanche, c’est qu’il comptait se payer une dernière virée. Cette nuit, il est monté à 300. Il s’est senti comme rarement, affuté, balistique. Il ne le regrette pas encore.
C’est le moment que le type choisit pour sauter de sa chaise et s’avancer vers lui, toujours souriant, de bonne humeur. 
— J’ai cinquante mille balles pour vous si vous me garantissez qu’on peut aller de la porte d’Auteuil à la Porte de Bagnolet sans se faire rattraper.
— Rattrapé par qui ?
— Par personne justement.
Le pilote se perd alors dans le vague. Dans le flou de la vitesse. C’est tentant.

 Ensuite, ils sont partis faire un tour. L’autre voulait savoir ce que le pilote et sa moto avaient dans le ventre évidemment. Ils sont allés sur les routes de campagne, le petit mec juché derrière le pilote, sur le siège passager, à peine plus lourd qu’un sac à dos. Ils ont filé dans la brume des pâtures, inclinés dans les virages, le sol glissant à dix centimètres de leurs genoux, puis se redressant pour exploser vers le point de fuite fixé dans le lointain des lignes droites. Ils sont arrivés comme ça sur une nationale où la circulation était pratiquement nulle et le soleil timide. Le pilote lui a montré. Quand le vent souffle par un soupirail, et qu’une porte claque à l’étage, on ressent un coup au cœur. C’est exactement ce que le petit mec a éprouvé pendant un bon quart d’heure, ses bras courts étreignant le pilote de toutes leurs forces, comme aurait fait un môme.
À l’arrivée, ils ont encore causé un petit peu. Le pilote se sentait mieux, pas au point de ne plus se poser de questions quand même.
— Et si on se fait dépasser ?
— Il vaut mieux éviter.
— Je ne peux pas accepter sans savoir.
— Si vous pouvez. On vous a vu rouler. Tout ira bien.
Le pilote commençait à se sentir obligé. Il n’aimait pas ça. Il fut tenté de couper court, mais c’est à ce moment-là que Nath sortit sur le perron. Elle était rentrée depuis un moment et avait pris le temps de se changer. Même fagotée comme ça, elle avait vraiment quelque chose. Le pilote la contempla un instant et reconnut cette crispation dans sa silhouette. Il fallait faire sa vie, avoir une maison, un travail, un jour des enfants. Des dettes, des amis, rester féminine. Nath se faisait de la bile.
— C’est rien, c’est pour la moto, cria le pilote.
— Ah bon. Rentrez alors, vous devez être gelés.
— Non, Monsieur partait justement.
Le pilote tendit sa main au petit mec qui la serra sans se faire prier, la mine toujours aussi réjouie. C’était réglé. Quand même, le pilote voulut se rassurer sur un dernier point.
— Et il faudra rentrer dans Paris ?
— Non non pas du tout.
— Tant mieux. Ça roule mal là dedans.
— Non servez madame. Je ne bois pas.
Nath goûte le vin, fait un mouvement de tête et le serveur lui remplit son verre. Avec tout cet argent, ils peuvent bien se payer un petit gueuleton pour une fois.
— Merci beaucoup.
Le serveur s’incline, repose la bouteille et disparaît. Nath a mis ses pendants. Il lui a fallu quelque chose comme trois quarts d’heure pour se préparer. Elle lève son verre en souriant. Le pilote aime bien la voir comme ça. Pour une fois, elle ne s’inquiète de rien.
— À nous.
— À nous.
Le pilote essaie de lui rendre son sourire, mais ce n’est pas évident. Lui se contente d’eau gazeuse parce que le lendemain, il a rendez-vous à 6 heures, Porte d’Auteuil. Ils lui ont dit cent fois que c’était sans danger. Et puis il a déjà touché le fric. Les autres sont tellement sûrs d’eux, ils ont trouvé tout naturel de payer d’avance. Ce qui l’ennuie surtout, c’est de ne rien pouvoir dire à Nath. D’habitude, le soir après avoir éteint, ils discutent un petit moment. Mais depuis la visite du petit mec, le pilote dit qu’il est trop fatigué. Dans son coin, il rumine. En même temps, il y a le fric.
— Je pensais à un truc, fait Nath.
— Ouais…
— Dans la chambre, je me dis que la frise, ça va faire trop chargé.
— Comme tu voudras.
— Je sais plus trop. Après, si toi tu en as envie…
— Non, pas plus que ça.                     
Sans y penser, Nath passe un index humide sur la lèvre de son verre, ce qui finit par produire un petit sifflement désagréable. Aussitôt, sa tête s’enfonce dans ses épaules. Mais personne n’a fait attention. Elle a rougi malgré tout. Le pilote la regarde, il ne s’en lasse pas. Nath reprend la parole.
— On avait parlé de passer chez Saint-Macloux demain.
— Ah oui, mais je dois bosser le matin.
— C’est pas grave.
— Non c’est bon. Mais l’après-midi.
Elle pose une main près de la sienne, sur la nappe blanche. Les lumières sont tamisées et elle n’a pas voulu mettre ses lunettes. Elle se sent loin, elle n’ose pas trop.
— T’es en colère à cause de la moto ?
C’est le pilote qui prend sa main finalement.
— Mais non pas du tout.
Sous la table, Nath s’est déchaussée. À chaque fois qu’elle met ces talons qui lui ont coûté un bras, c’est la même histoire. Mais elle se sent jolie lorsqu’elle les porte.
— Tu en achèteras une autre. Avec un vrai siège passager.
Elle sourit et le pilote ne sait pas quoi dire. L’envie de se barrer très loin et de rester là toute sa vie. Depuis quelque temps, il éprouve tout le temps ce genre de trucs bizarres. Au moins avec l’Hayabusa, tout était simple.

Le pilote reconnut le petit mec dès qu’il se fut extirpé de la S80, même s’il portait déjà son casque et qu’il faisait encore nuit. C’était drôle. Il s’attendait à une arrivée en trombe, des Gyrophares, des pimpons, des coups de feu peut-être bien. Il s’était préparé à tout, sauf à voir cette Volvo massive se garer sur le trottoir, en marche arrière en plus, et le petit mec en descendre tranquillement pour le rejoindre, non sans avoir pris le temps de fermer la portière derrière lui.
— On va partir doucement. Quand je donnerai le "Go", vous mettrez les gaz.
Le petit mec avait relevé sa visière, et pour le coup, il ne souriait plus.
— Écoutez j’ai bien réfléchi…
— Mais non, on y va.
Encore une fois, le pilote fut pris d’une hésitation et puis il tendit la main pour aider le petit mec à grimper à l’arrière. Alors, il mit le contact et fit chauffer le moteur en jouant de l’accélérateur, le pot crachant des cataractes de gaz dans un crépitement de métal mouillé. Et puis il embraya et ils s’engagèrent comme cela sur le boulevard où la circulation s’émiettait paresseusement.
Le pilote se laissa porter un moment, les yeux fixés devant lui. Il soignait sa trajectoire, soucieux, à l’étroit dans son jean, mal à l’aise. L’Hayabusa glissait. À l’horizon, des pâleurs rosâtres se détachaient du sol. Le flux grossissait petit à petit. Il pensa : c’est la dernière fois que je conduis l’Hayabusa et il eut mal au cœur, comme un môme.
— Maintenant !
Le petit mec venait de crier en se blottissant dans son dos. Avant d’envoyer la sauce, le pilote jeta tout de même un coup d’œil par-dessus son épaule. Juste le temps d’apercevoir un point qui grossissait au loin, comme une balle sortie de la gueule d’un fusil de précision. C’était parti. Il mit les gaz, l’aiguille du compte-tour monta aussitôt dans la zone rouge.
Très vite, ils atteignirent les 250 kilomètres/heure. Les voitures semblaient se volatiliser dans un souffle à mesure qu’ils les doublaient. Mais dans son rétroviseur, la forme grossissait toujours. À l’arrière, la présence ramassée et chaude du petit mec était rassurante. Ils étaient lancés, ils savaient ce qu’ils avaient à faire. Arriva le tunnel de la Porte de Vanves. La voûte scandée de lumières blanches et orange s’emplit du barrissement de l’Hayabusa et tout de suite après, un second moteur fit entendre son tonnerre réverbéré.
Le pilote décida de changer de file, déboita sur la gauche au moment précis où un Berlingo mettait son clignotant et faisait de même. Il fit une embardée, se retrouvant pris entre la camionnette et une 306. Leur poursuivant avait disparu du rétroviseur. Il accéléra sur la fine bande de bitume qui filait entre les deux véhicules, puis se colla à la rambarde à l’extrême gauche des trois voies et accéléra encore. Quand il déboucha du tunnel, la route apparut dégagée et son compteur indiquait 290 kilomètres/heure.
Une forme se matérialisa alors à l’extrémité de son champ de vision, sur la droite. Quelque chose de noir et trapu. Il rétrograda aussitôt pour retrouver un peu de couple et de vitesse. Mais les deux motos se tenaient, collées à la route, prises dans un même élan, exactement parallèles dans leurs manœuvres. À ce stade, le bruit était tel, la concentration des pilotes si aiguë, que la vitesse prenait par instant un aspect d’immobilité et qu’un silence étrange, au second degré, s’opérait dans leur tête.
Le pilote de l’Hayabusa se mit alors à respirer la bouche ouverte, comme un cosmonaute dans son casque. Des coups irréguliers frappaient dans sa poitrine. Il comptait. Plus que quatre portes. Il fallait tenir. De la buée envahissait sa visière. Il détourna la tête de quelques degrés pour jeter un œil à son adversaire. L’autre pilote portait une combinaison assortie aux couleurs de sa moto. Et derrière lui il y avait une forme. Un passager apparemment. Difficile d’en être sûr avec ce défilement incessant de la route et du paysage. Et puis ce côté disproportionné, à croire que l’autre était vraiment minuscule. Pas tout à fait la taille d’un nain ; celle d’un jockey plutôt.
 À présent, le soleil avait lavé le ciel et la route prit une netteté radieuse. Le pilote se déporta vers l’intérieur. Il savait que de cette manière, il pourrait gagner quelques mètres sur son poursuivant.
C’était peu, c’était tout ce qu’il avait.



dimanche 11 janvier 2015

Le Cramé - Jacques Olivier Bosco



Une chronique radiophonique de l'émission "Des poches sous les yeux" que vous pouvez retrouver parmi tant d'autres ici.

Vous avez envie de lire un livre comme on va voir un film, un film d’action ? Vous avez besoin de vous divertir ? De vous laisser embarquer dans les péripéties d’une histoire pleine de rebondissements ?

Vous aimez les enquêtes policières émaillées de détails assez glauques ? Entendre le craquement des cartilages au moment d’une baston ou la description sordide d’une scène où un taré larde sa victime d’une multitude de coups de couteau avec une fureur rare.

Vous restez nostalgique de ces feuilletons télévisés, comme Zorro ? Ceux dans lesquels le bandit des grands chemin est également un homme au grand cœur qui défendra, au péril de sa vie, la veuve ou l’orphelin.

Au final, vous vous en fichez un peu de la crédibilité d’une action pourvu qu’elle soit haletante. Vous jubilez, quand même criblé de balles, le héros parvient à s’en sortir.

Alors je vous invite à lire « le Cramé, de Jacques Olivier Bosco ».

Vous ferez au fil des pages, connaissance avec Gosta, dit « le Cramé ». Un type recherché par la police suite aux nombreux casses qu’il a réussi avec sa bande. Sauf le dernier. Il s’est terminé dans un bain de sang à cause d’une balance qui les a vendus aux flics. Et là, alors que nous n’en sommes qu’aux premières pages de l’histoire, il semble vraiment mal barré, le Cramé. On se demande comment il va pouvoir se sortir du commissariat où il est menotté et sacrément bien entouré, pour se retrouver ailleurs que derrière les barreaux d’une cellule forcément trop étroite pour lui et dans laquelle il risque de mariner durant de nombreuses années.

Mais cette histoire ne sera pas uniquement celle d’une vengeance. Elle sera aussi celle d’un gosse. Introuvable. Un gosse enlevé. Le Cramé s’est engagé auprès de la mère à tout faire pour le retrouver. Et lorsqu’il fait une promesse, il ne la prend pas à la légère.

Il y a de la vie, du nerf dans cette écriture, même si parfois le vocabulaire argotique est davantage celui des années 80 que celui d’aujourd’hui. Vous ne lirez pas l’histoire, vous la vivrez. Le cœur à cent à l’heure. Finalement, les détails rocambolesques, peu crédibles parfois, ou cet argot pas toujours actualisé ne viendront pas perturber plus que ça ce récit. C’est même peut-être ce qui fait le charme de ce livre. Cet écho avec les films policiers des années 70-80.

vendredi 2 janvier 2015

Une terre d'ombre - Ron Rash / Nos disparus - Tim Gautreaux






Une chronique pour deux livres qui se font écho, 





















Est-ce un hasard qui m’a fait ouvrir ces deux livres l’un juste après l’autre ? Toujours est-il qu’il y a entre ces deux œuvres des points de résonance et je ne les aurais peut-être pas perçus si je ne les avais pas lus consécutivement.
Bien sûr, il y a le contexte historique que ces deux auteurs américains ont choisi comme cadre de leur récit. L’année 1918 y est charnière et la première guerre mondiale s’y intègre en filigrane.
Mais il y a aussi l’importance qu’ont dans ces récits les bateaux de croisière. Dans l’un des romans, s’il est luxueux, il n’est qu’évoqué, tandis que dans l’autre, décrépi, il n’est plus que l’illusion de sa splendeur d’antan ce qui ne l’empêche pas d’être omniprésent tout au long de l’histoire.
Sans concessions, les deux auteurs décrivent des aspects peu reluisants de cette Amérique rurale, obtuse, violente, lourde de ses préjugés et noyée dans l’alcool de contrebande.
La musique est un autre des points communs à ces deux récits. Dans l’un comme dans l’autre, un des principaux protagonistes de l’histoire est musicien. Pianiste pour l’un, flutiste pour l’autre.

Pourtant, et c’est là la force de ces deux romans, c’est que malgré tant de points communs, ils nous emmènent pourtant dans des directions radicalement différentes. 

Tim Gautreaux, nous invite à suivre un long périple sur le Mississippi pour tenter de retrouver la trace d’une enfant kidnappée. De méandres en méandres, nous avançons lentement dans ce roman fleuve, au rythme de la roue à aubes du bateau à vapeur. Ce vieux raffiot avance cahin-caha et résonne des notes de jazz d’une troupe de musiciens dans une ambiance festive mais prête à déraper à tout moment sous l’emprise des alcools prohibés. Cette longue quête n'est pas seulement celle de l'enfant kidnappée mais aussi celle d'un homme aux multiples questionnements sur la paternité, le lien familial, la vengeance.

Ron Rash, quant à lui, nous invite à un opéra tragique au son d’une flûte enchantée. Il nous entraîne dans un vallon sombre et enclavé, où l’espoir en un avenir meilleur, comme les rayons du soleil, peinent à pénétrer. Sous sa plume trempée à l’encre noire on va découvrir la vie d’une famille qui doit affronter en plus du climat rude, le joug des préjugés et des superstitions des habitants du village. Heureusement, les notes d’une flûte d’argent et les plumes vertes des perroquets de Caroline, une espèce aujourd’hui disparue, viennent apporter quelques éclats chatoyants à ce récit, mais ce ne sont que des éclairs fugaces qui ne font que renforcer la noirceur de l’histoire.

Les deux livres sont bien écrits et ont été traduits avec talent. « Nos disparus » m’a cependant semblé parfois trop long, surtout dans la première partie du livre, même si progressivement le récit prend de l’ampleur, et finit par nous embarquer. Quand l’auteur nous parle de la musique, il nous offre quelques phrases magnifiques. J’ai cependant eu du mal à m’attacher aux personnages de ce roman.

J’ai nettement préféré « Une terre d’ombre » de Ron Rash, un livre plus court, à l’écriture plus condensée et plus âpre. Comme la terre sourd dans ce vallon d'une humidité malsaine, l'écriture de Ron Rash nous met sous tension dès les premières lignes. J’ai aimé comment la première guerre mondiale, conflit pourtant lointain, y interfère violemment avec la vie des gens du village et la belle densité des personnages principaux, mais aussi secondaires dans ce récit.
Ces deux romans sont édités aux éditions du Seuil.

jeudi 1 janvier 2015

Nouvelle 7 - Hors Piste - Franck Bouysse

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Je m’appelle Georges Clarence, comme le lion de Daktari. Georges, c’est parce que mes parents étaient fans de Brassens, Le Gorille, tout ça… une vraie ménagerie à moi tout seul.

À part ça, je suis un écrivain sans succès. J’ai publié sept bouquins, dont aucun n’a dépassé les mille exemplaires vendus. Je m’en sors avec des petits besoins et un petit loyer et aussi en faisant des corrections de manuscrits, que mon éditeur me confie. Un type sympa, mon éditeur, qui me suit malgré mon obstination à souvent privilégier la musique au sens. Un suicide littéraire, dont il aimerait me détourner. J’imagine que c’est devenu pour lui, une sorte de mission divine. « Il faut bien que l’on comprenne , tout de même », me dit-il, un jour, au téléphone, après lecture de mon dernier manuscrit.
Il adore finir ses phrases par tout de même. Ça m’exaspère au plus haut point. Je crois qu’il le sait.
— Quand tu écoutes Bach, tu comprends quelque chose ? je lui demandai, un brin agacé. 
— Tu ne peux pas comparer la littérature et la musique, ce sont deux arts qui n’utilisent pas les mêmes ressorts. 
— L’émotion, tu sais ce que c’est ? 
— Évidemment. 

À cet instant, c’est lui qui semblait un brin agacé. Je continuai ma démonstration.
— À quoi servirait l’art si c’est pas pour donner de l’émotion. Tu sais, ce trouble intense, impossible à maîtriser. 
— Pour faire naître l’émotion en littérature, il faut une bonne histoire, tout de même ? 
— Résume-moi au-dessous du volcan, qu’on rigole ! 
— Il faut bien que les livres se vendent, dit-il sans relever la provocation. 
— Pourquoi tu continues à me publier, alors ? 
— Parce que je crois en toi. 

Là, il faillit me faire chialer. Je raccrochai avant.

Donc, je vivote. J’ai essayé un temps de faire des ateliers d’écriture dans des écoles, mais ça n’a pas duré. Forcément… à cause de mon… handicap.
Bon, pas la peine de tergiverser, c’est le moment de préciser que je suis atteint d’un syndrome incurable. Un truc improbable. Il a fallu que ça tombe sur moi. Ma peau exsude une odeur de poisson pourri.

Le premier toubib que je consultai, il y a quelques années, appela mon « affection » (c’est le mot qu’il a employé) : Le Fish Odor Syndrome. Il aurait pu dire la même chose en français, mais, je suppose que pour lui, le syndrome de l’odeur de poisson en jetait moins, et il dut penser que c’était le genre de chose qui était susceptible de m’impressionner. Mes racines paysannes de surface et ma façon de m’habiller qui va avec, j’imagine. Les toubibs, ils ont besoin de justifier leur décennie d’études, alors ça les emmerderait qu’on les comprenne du premier coup. L’effort serait d’utiliser des mots simples. Bande de cons !

Donc : Fish Odor Syndrome. De plus, il avait lu récemment un long article dans une revue anglaise. Coup de bol. Il avait visiblement besoin d’en rajouter une couche.
« Cette pathologie est le résultat d’une mauvaise réaction chimique dans votre organisme. Il s’agit plus précisément de l’oxydation de la triméthylamine, jouant le rôle d’émonction de l’organisme. »

Là, j’avoue que je mouftai pas.

— Votre père, ou votre mère en sont-ils atteints ? il me demanda.

Étant donné que mes parents sont morts et enterrés depuis un bail, c’est sûr que ça doit pas sentir la rose dans leur cercueil, mais rien à voir avec la triméthymachin.
— J’ai pas le souvenir, je répondis sans m’étendre. 
— Il semblerait pourtant que ce soit héréditaire. 
— Il faut bien un début à tout, j’ajoutai pour en finir. Mais le toubib lui, en avait encore sous le pied, un cas dans mon genre, ça se déguste. 
— La substance malodorante provient de la dégradation par les bactéries de l’intestin, de certains composés des aliments contenus dans le foie.
« Allez continue, fais-toi plaisir, c’est moi qui régale », je pensai.
— Cette affection n’est en rien le résultat d’une mauvaise hygiène, mais il faut que je vous prévienne qu’il y a des facteurs aggravants, comme le stress, l’alcool, la fatigue. 

Là, c’est sûr que je peux que m’améliorer.

— Ce syndrome a des conséquences très perturbantes et je ne peux que vous conseiller de vous faire suivre psychologiquement. Je suis certain que ça vous aiderait. Je peux vous conseiller un confrère, si vous le souhaitez.

C’était ce qu’on appelle : trouver une belle touche. Je remarquai qu’il avait reculé son fauteuil à roulettes, parole, je devais être en stress aggravé.
Résultat, je fus fixé scientifiquement sur ce que j’avais. Merci docteur. En lui serrant la main, je faillis lui dire qu’il était atteint du savage water syndrome. Chacun sa croix. Moi, la mienne était encore un peu plus lourde en sortant de son cabinet.

Ce soir-là, je savais que je ne parviendrais pas à m’endormir de sitôt. Je fumai un demi-paquet de cigarettes en réfléchissant à l’incongruité de ma situation, mélangeant fréquemment un peu d’alcool à la fumée. Vers deux heures du matin, je m’aperçus que Jack Daniel’s était mort. Je me levai alors en titubant pour aller pisser sur son cadavre, puis m’affalai tout habillé sur mon lit en repensant aux mots de Dylan Thomas : « N’entre pas sans résistance dans cette douce nuit… » Tu peux compter sur moi, mon pote !

Au matin, assis sur le rebord de mon lit, mon cerveau frappait à la porte de mon crâne. J’attendis que la sensation se calme, en me demandant si mes pieds touchaient le parquet, ou s’ils y étaient incrustés. Bouger me demanda un effort qui mobilisa toute ma volonté et marcher, de puiser dans mes dernières réserves. Le canapé me tendait les bras. J’allumai une cigarette, avant d’aller me faire couler un café et de reprendre définitivement mes esprits.

Maintenant que j’avais ma dose de nicaféine, j’étais prêt à affronter la journée. Je pris une douche m’habillais avec un jean propre, un tee-shirt et une veste en toile.

Dehors, les nuages avaient des allures de flaques d’huiles de vidange sur un macadam usé. Le soleil était probablement quelque part derrière, se faisant aussi discret que possible. Il faisait une chaleur étouffante. Un orage s’annonçait. Je m’arrêtai sur le trottoir, écoutant le bruit du ciel qui recouvrait partiellement celui des moteurs de voitures, ressemblant au son produit par des vagues se formant sur la mer et mourant avant d’atteindre le sable sec, ce genre de frontière instable.

Le vent se leva brusquement. Je me repliai sous l’auvent d’une boutique de fringues et j’allumai une clope. Un mur de pluie s’abattit alors avec une violence inouïe. Depuis mon abri, j’avais l’impression d’être devant un écran de télévision, sur lequel se déroulait un film en accéléré, avec les trombes d’eau et les silhouettes qui apparaissaient en courant pour se protéger, et le vent qui balayait tout ça à intervalles réguliers. Parfois, mon regard quittait la scène pour se poser sur les volutes onctueuses de ma cigarette. Je n’étais peut-être pas Dieu, mais en tous cas, un putain de fumeur de gitanes, qui se délectait du simple plaisir de fumer et d’un autre plus complexe, qui était d’observer des formes soumises aux éléments du dehors. Je ne souhaitais pour autant pas de mal à ces gens, mais pour une fois que ma condition me rassurait, je n’allais pas faire la fine bouche.

L’orage ne dura que quelques minutes, puis le tonnerre disparut, la pluie se calma et le ciel s’éclaircit.

La parenthèse orageuse passée, les rues séchèrent et les piétons se remirent à arpenter à nouveau les trottoirs en ordre de bataille, comme des poissons dans un vivier. Chacun sa quête. Le même étranglement au bout du chemin.

Je passai le reste de la matinée à errer dans les rues avec la sensation d’être dans un bouquin de David Peace. Mes pas, comme des répétitions obsédantes. Toujours les mêmes questions. Pas envie de rentrer. Pas envie de boire seul. Voilà que ça me reprenait. Cette foutue angoisse.

Je m’arrêtai prendre un café en terrasse. Il faisait à nouveau une chaleur étouffante. Non loin de ma table, des lycéennes, venaient d’apprendre la mort de JD Salinger à la radio. Elles en parlaient avec des sanglots dans la voix. Elles avaient dû lire L’Attrape cœur dans une de ses listes que les profs de français fournissent en début d’année. Une révélation. J’avoue que j’abusais un peu de les juger de la sorte, mais j’avais aucune intention d’être magnanime. J’eus une furieuse envie de leur dire que Pernell Roberts aussi était mort et qu’on n’en faisait pas tout un plat. Mais qui se souvient d’Adam Cartwright dans Bonanza. Je détournai le regard, sans plus m’intéresser à leur conversation. Sur la place, un clodo tournait autour des containers à poubelles. Je l’observai un moment, puis me levai.

« Salut les filles, mes amitiés à JD. » Elles me regardèrent comme si j’étais le dernier des pervers.

Les femmes et moi, vous imaginez bien que c’est pas simple. Je suis toujours puceau et je ne me suis jamais résolu à aller voir une prostituée, pensant que le simple fait de dégoûter une femme, quelle que soit sa condition, m’empêcherait de bander.

Lors de mon dernier rendez-vous, dégoté sur un site de rencontre, j’étais tellement imbibé de déodorant, que je devais ressembler à un baba au rhum prêt à exploser si jamais me prenait l’idée d’allumer une clope. Le grand jeu.

Les photos qu’elle m’avait envoyées étaient plutôt à son avantage. Quand je la découvris, je m’aperçus qu’elle avait savamment masqué ses rondeurs plus que généreuses. J’invitai la belle au resto en ayant pris soin d’emporter la bombe dans une poche de veste, pour m’en asperger pendant les pauses pipi. Elle dut penser que j’étais incontinent. Qu’est-ce qu’il valait mieux? En tout cas, mon petit subterfuge me permit de garder la foi, sans vraiment savoir où ça me mènerait. Le repas se déroula, tout en banalités, en culture de masse et en gestes nerveux. Je voyais bien qu’elle avait l’air pressé que le repas se termine. Je tentai de faire durer au maximum, mais, à peine le dessert terminé, elle voulut que je la ramène chez elle. J’avais pas vraiment d’argument à faire valoir pour aller contre. Il faut que je précise aussi, qu’entre Clooney et moi, on a que le prénom en commun.

— Tu trouves pas que ça sent bizarre, elle dit, une fois dans la voiture. 
— Non, répondis-je, en feignant la surprise. 
— Je t’assure… 
— Ça vient peut-être de la ventilation. 
— Alors, coupe-la, s’il te plaît. 
— C’est une idée ça, si je trouve le bouton… 
— C’est vraiment immonde, cette odeur. 
— Baisse ta vitre si tu veux. 
— C’est déjà fait. 
— Ah ! si ça se trouve, y’a une souris qui est morte dans le moteur. 
— À mon avis, c’est toute la famille qui a dû y passer… 
— La soirée ne t’a pas plu ? Je demandai, pour changer l’axe de la discussion. 
— C’était bon. 
— Oui c’était bien. 
— Je parlais du repas. 

Ça avait le mérite d’être clair. C’est vrai qu’elle avait un sacré coup de fourchette. Un acarien miettophage n’aurait pas trouvé de quoi faire son goûter. Mais bon, le côté girond me plaisait de plus en plus. Certes je flippais, mais j’avais une terrible envie de la baiser.
— C’est là, on est arrivés, fit-elle avec un évident soupir de soulagement à la clé. 
Je garai proprement la voiture, mais je n’eus pas le temps de descendre pour lui ouvrir la portière, qu’elle était déjà sur le trottoir en train de fouiller dans son sac, pour chercher ses clefs. J’espérais quoi, un dernier verre ? Et vous savez quoi ? Elle me tendit la main. Sa putain de main, qui glissa de la mienne. Alors, en dernier recours, je dis :

— Ça te dirait d’aller boire un dernier verre ? Enfin, je veux dire, il doit bien y avoir un bistrot ouvert dans le quartier, histoire de bien terminer la soirée. 
— Je bosse tôt demain matin et je suis fatiguée. 
— Comme tu voudras. Je te laisse mon numéro ? 
— Si tu veux. 

Je notai mon numéro sur un ticket d’horodateur usagé et le lui tendis. Elle le prit comme s’il s’agissait d’un serpent venimeux et le fourra dans son sac, autant dire aux oubliettes.

— Tu me donnes le tien ? je demandai. 
— Pas la peine, je t’appelle un de ces jours. 

Fin du suspens. J’en fus pour une belle ardoise et une sacrée frustration en prime. Et aussi, quelque chose comme une vague de désespoir. Le toubib avait raison. Si encore je pouvais m’inscrire aux Fish Odor Syndrome anonymes, je pourrais faire des rencontres avec des gens comme moi. Mais là, c’était plié. J’avais plus qu’à rentrer picoler seul et me branler. Salut la compagnie. Et c’est à ce moment-là que je lui dis, sans réfléchir :

— Il n’est pas de bonne compagnie qui ne se quitte. 

Avouez qu’il n’y a pas pire.

Elle me regarda droit dans les yeux, comme si je débarquais de Mars et que je devais y retourner immédiatement. Mais avant, baroud d’honneur :

— Tu veux que je t’éclaire la serrure ? 

Avec le sourire, j’aurais pas dû.

Il m’est souvent arrivé de me demander ce que je serais devenu si je n’avais pas été atteint par ce foutu syndrome. Peu de chances que je sois devenu écrivain, peut-être employé de banque ou commercial, ou prof, que  sais-je, mais certainement pas écrivain. J’en étais persuadé. J’aurais une vie rangée, une femme, des enfants, un pavillon confortable et peut-être même une piscine et un chien. Et je me demanderais sûrement à la même période de ma vie, si c’était la vie dont je rêvais, si j’étais vraiment heureux. Aurais-je plus marqué le temps d’une façon ou d’une autre ? Les mots, mes mots, ressemblaient à ma propre séquence ADN, à l’instar de celle que j’aurais pu transmettre à mes enfants, si j’en avais eu. Et au final demeurait la même problématique d’éternité, seuls les artifices changeaient.
J’avais conscience de faire du hors-piste. Je voulais juste éviter de me casser la gueule trop tôt, ou de déclencher une avalanche, car je doutais qu’un hélicoptère se pointe pour me sauver.

C’était pas avec de telles réflexions que j’allais faire avancer le schmilblick. Ça me gardait juste de ne pas me tirer une balle dans la tête. Réfléchir à sa condition n’a jamais mené l’homme au bonheur, parfois à une acceptation passagère de son statut de mortel, parfois à accélérer ce statut peu enviable. Il fallait vraiment que je réagisse, avant de devenir un sage. Rien de pire que d’accepter sa condition. Alors, je pendis mes scrupules par les couilles en regrettant que l’agonie ne soit pas plus rapide et rentrai me poser devant une feuille blanche, histoire de bien enfoncer le clou.