samedi 28 février 2015

Nouvelle 19 : Tout fout le camp - John N. Turner



En ce 31 juillet, Jean-François de la Peyrière de Prandie s’embarque à Roissy sur le premier vol Air France de la journée pour Washington DC. Il se glisse discrètement dans la file des passagers privilégiés de la classe affaires. La chef de cabine l’oriente en souriant vers les fauteuils cossus de la tête de l’appareil. Une hôtesse montée sur talons aiguilles lui présente les quotidiens. Il sélectionne Les Échos et range sa serviette en cuir Louis Vuitton dans le compartiment à bagages. Un steward distribue des petites coupes de champagne. Jean-François bascule son fauteuil en position horizontale et se relâche. Il reluque discrètement les jambes du personnel, une vieille habitude qu’il tient de son père. Il ouvre son journal en sirotant sa petite coupe de mousseux. Il grimace légèrement, le vin est acide. Le service se dégrade sur Air France pense-t-il. « Tout fout le camp ». Une phrase qu’il a souvent entendue et répétée. Il ouvre le petit sachet de cacahouètes, vérifie l’heure sur sa Rolex (à quarante-cinq ans, il possède déjà les oripeaux d’une vie pleine et réussie). Il grimace à nouveau. La façade de la Rolex est fendue. Il l’a laissée tomber sur le carrelage de la salle de bains le matin même. Le trait de refend passe au-dessus de la goutte d’eau qui est l’estampille du luxe horloger. Il pense à ce cadeau que lui a fait Brigitte à l’occasion de ses quarante ans. Il éteint son smartphone haut de gamme protégé par son étui en cuir.
Jean-François est issu d’une des familles de la noblesse la plus vieille que la France ait connue. L’arbre généalogique remonte au XIIe siècle. Elle est ancrée sur les terres de Gascogne de ses ancêtres, dans une galerie de portraits abritée dans la propriété somptueuse du comte de Prandie. La branche de Prandie ayant été féconde, son grand-père a dû abandonner ses droits sur le château à ses aînés, après avoir fait fortune dans l’industrie du textile. Il a racheté pour ses besoins personnels « Le petit pommard » une propriété bourgeoise au nord de Beaune plus proche de Paris. Le petit Jean-François a grandi dans le refuge parisien, un magnifique appartement haussmannien du 16e arrondissement situé rue de la Pompe. Il a passé ses week-ends en Bourgogne et ses étés à l’île de Ré. Il est entré à JDS (Janson de Saillie) à six ans, pour en sortir à dix-huit ans, reçu au baccalauréat avec mention très bien. Il appartenait à cette élite privilégiée dont les générations successives ont usé les bancs inconfortables de JDS. Jean-François s’illustrait dans les matières littéraires, mais il ne disposait d’aucun talent pour résoudre les problèmes de mathématiques. Il fut accusé un temps par son père de porter atteinte à la réputation familiale. Le père et le grand-père trônent toujours en bicorne dans le salon du « Petit Pommard ». Résigné, il s’était inscrit à Science Po à défaut de briller à résoudre des équations. Il ne serait pas polytechnicien. Il n’était pourtant pas dénué de talent. Il avait une facilité pour l’écriture et les langues étrangères. Il s’était découvert une passion pour l’économie et la géopolitique. Le rugueux concours de l’École Nationale d’Administration l’avait laissé sur le carreau par deux fois après le supplice du grand oral. Le concours externe du Ministère des Affaires étrangères lui avait offert un strapontin honorable. Les portes du Quai d’Orsay s’entrouvraient. Il était passé par les langues orientales qui le conduisaient vers un premier poste à Tokyo. Évidemment, il ne jouait pas dans la même cour que les énarques. Il ne serait jamais ambassadeur de France, mais il aimait cette vie d’expatrié. Il était passé à Shanghai, où il avait rencontré sa femme Brigitte. Elle travaillait alors pour une filiale de la Compagnie Générale des Eaux. Elle avait abandonné sa carrière pour le suivre à Phnom Penh, puis Bangkok où leurs deux fils Octave et Arthur étaient nés. Brigitte souhaitait que Jean-François soit affecté dans un pays où il est plus facile de scolariser les enfants. L’Europe ne l’intéressait pas. Il avait demandé à être affecté au département « Amériques » du Quai d’Orsay. La compétition était rude. Il avait dû avaler quelques couleuvres de taille variable. Il acceptait de remplacer un conseiller d’ambassade à Lagos. Il revenait au Quai pour deux ans dans l’attente d’un poste à New York ou Washington. Plusieurs énarques pur jus lui grillaient la priorité. Il acceptait une affectation à Abidjan. On lui promettait la représentation française à l’ONU à New York, il récupérait un billet pour Dakar. À force de persévérance il avait finalement atterri comme premier conseiller d’ambassade à Washington DC. Ça tombait bien familialement. Les enfants rentraient juste au lycée.
Ce 31 juillet, Jean-François arrive au terme de son expérience dans la plus grosse représentation à l’étranger. Après trois ans passés à sillonner les États-Unis, c’est le retour au bercail. Il est muté au Quai. La famille de la Peyrière de Prandie rentre sur Paris. Il vient de raccompagner Brigitte, Octave et Arthur au pays. La famille campe chez ses beaux-parents en Provence, pendant que lui gère le déménagement. Cette période est toujours délicate, quand la famille se retrouve suspendue entre deux lieux, écartelée temporairement entre deux continents.
Jean-François atterrit en célibataire ce samedi. Il a rendez-vous lundi matin avec les déménageurs, avant de s’envoler pour un dernier rendez-vous à Los Angeles.
L’A380 se pose sur le tarmac étouffé par la chaleur de l’été. Il déverse ses classes affaires dans les étranges véhicules sur roues qui transportent les voyageurs entre les terminaux. Évidemment, Jean-François est orienté vers la file des privilégiés qui bénéficient d’une protection diplomatique. Il coupe la queue qui serpente dans l’immense hall d’accueil des vols transatlantiques. Derrière lui, s’agglutine l’équipage du vol qu’il vient d’emprunter. D’un petit regard en coin, il profite une dernière fois des jambes de l’hôtesse de la classe affaires. L’officier d’immigration vérifie la photo, mais ne prend pas les empreintes digitales, privilège diplomatique oblige. Jean-François n’est pas comme tous les voyageurs. Il est cependant tendu. Les messages s’accumulent dans son téléphone qu’il sent vibrer dans la poche de son pantalon. Il récupère sa valise, passe les contrôles de la douane. Dehors, la chaleur écrase l’air. Sa chemise lui colle immédiatement dans le dos. Une fois assis dans son coupé noir aux plaques diplomatiques, il met le contact et pousse la clim au maximum. Il fait défiler ses messages. Brigitte ne l’a pas encore appelé. Tant mieux. La vision du verre cassé à sa montre le contrarie. Il déteste porter des accessoires abîmés.
Il démarre en trombe. Jean-François exècre la conduite pépère des Américains. La route qui mène au District de Columbia est déserte à cette heure de la journée. Il fonce largement au-dessus des limitations de vitesse, tout en surveillant la présence de troopers dans le rétroviseur. Il bifurque sur la 270 qui l’amène à Bethesda.  
Sa villa est cachée au fond d’une impasse arborée avec piscine. L’ambassade loge dignement ses principaux conseillers diplomatiques. Il gare la voiture dans l’impasse, compose le code de l’alarme, met en marche la clim.
Il se sert un scotch sec et dégaine son smartphone. L’engin vibre. Brigitte l’appelle. Il hésite à décrocher. Elle entame la litanie des plaintes. Il met le haut-parleur, pose le téléphone sur une tablette et réponds par des petits « hum, hum » entrelacés par des « ah bon ? » interrogatifs. Il écoute avec distance les difficultés de Brigitte avec le quotidien, les gamins qui lui font les quatre-cents coups. « Une bonne raclée, ça les calmerait bien » pense-t-il dans sa tête avant d’enchaîner intérieurement avec son antienne « Tout fout le camp ». Puis, il prétexte un appel de l’ambassadeur pour écourter la conversation.
En fait d’ambassadeur, c’est Jennifer qui décroche. Son ton s’adoucit brutalement à l’écoute de sa voix suave. Son cœur bat. Il l’a rencontrée, il y a seulement un mois dans un cocktail à la résidence de l’ambassadeur. Il traînait comme une âme en peine, quand elle surgit une coupe de champagne à la main derrière les tentures rouge et or aux armes de la république. Jennifer est une petite poupée blonde à la plastique d’actrice hollywoodienne et aux manières directes d’Américaine. Évidemment, il a appris qu’il fallait résister à la tentation, certainement il a tenté d’obéir à son devoir, mais inéluctablement il est tombé dans le panneau. Il l’a invitée le lendemain dans un restaurant huppé de Georgetown, l’a embrassée dans le coupé noir, lui a caressé les seins, puis a passé une partie de la nuit chez elle.
Depuis, elle le harcèle. Il a beau avoir été prudent, ils ont quand même échangé des courriels et des textos compromettants. Jean-François tente de l’éviter, mais d’un autre côté elle le hante depuis la première nuit.
Il sait qu’il ne la reverra plus, que c’est son dernier week-end à Washington avec elle. Il veut profiter un peu de son corps et de sa fougue décomplexée.
Jennifer sonne déjà. La petite garce a donc perdu son après-midi à l’attendre dans la rue. Jean-François se rue à la porte avant que ses voisins ne la découvrent. Bethesda est presque un village et les Français pullulent. Ses yeux balayent rapidement la rue, heureusement déserte. Il est soulagé. Il la tire un peu brusquement à l’intérieur. Elle porte si bien cette mini-jupe un peu vulgaire. Il l’embrasse goulûment sans préavis. Leurs langues s’interpénètrent. Jennifer plonge déjà sa main dans la braguette de Jean-François. Elle soulève sa robe. Il la pénètre contre la porte de l’entrée avec une facilité qui le déconcerte. C’est si facile de tromper sa femme. Un instant fugace le visage de Brigitte lui surgit à l’esprit. Cette vision le fait redoubler d’ardeur dans Jennifer qui gémit doucement tandis qu’il se vide en elle.
Jennifer se relève une fois le devoir accompli. Elle remonte sa petite culotte, les cheveux en bataille. Jean-François se rhabille lentement.
« Tu veux boire quelque chose, Jenny ?
— Un gin on the rocks. »
Il se rend dans la cuisine, fouille entre les cartons à la recherche de la bouteille de gin. Dans le congélateur c’est la désolation. Brigitte l’a vidé et les bacs à glaçons ont déjà été empaquetés. La machine à glace ne marche plus. Jean-François claque les portes des placards vides. Jennifer s’approche.
« Vous déménagez ? demande-t-elle en découvrant les cartons empilés.
— Non Jenny ! C’est ma femme qui a fait un grand ménage de printemps, s’empresse-t-il de mentir.
— Tu mens Jeff ! »
Il déteste se faire appeler Jeff. Jeff de la Peyrière de Prandie ! Et puis quoi encore ? Ses joues trahissent son embarras. Cette petite garce est coriace ! Elle n’est pas idiote non plus ! « Tout fout le camp, elle a aucun respect », maugrée-t-il intérieurement. Pour toute réponse il la repousse contre le mur en l’embrassant farouchement, une de ses mains lui palpant les seins à la manière d’un de ses aïeux exerçant son droit de cuissage. Il ne va pas non plus lui rendre des comptes sur sa vie de famille et ses déménagements. Elle sait bien qu’il est marié, diplomate et qu’il ne va pas rester longtemps aux USA.
« Tu as cassé ta montre ?
— Oui, aujourd’hui c’est pas mon jour de chance. »
Son sourire se crispe.
«  Tu veux vraiment des glaçons ?
— J’ai du mal à boire le gin chaud. » répond-elle en affichant une moue aimable.
Jean-François comprend qu’il doit descendre à la cave. Il n’aime pas y aller, mais le congélateur de secours y est installé. D’habitude c’est Brigitte qui s’y colle, mais là il va devoir y aller. Il saisit la lampe torche pendue derrière la porte qui ouvre sur un escalier poussiéreux. Il descend prudemment les marches branlantes. Une odeur à mi-chemin entre le moisi et le rat crevé empeste l’escalier.
Une fois la porte de la cave ouverte, c’est franchement l’odeur de rat crevé qui domine. C’est normal, le congélateur a sauté, un jus noirâtre s’écoule de la porte. « Bordel, tout fout le camp dans cette baraque » lâche-t-il. Il tire la porte du congélateur. C’est la bérézina.
« Qu’est-ce qui se passe, Jeff ? demande Jennifer.
— Rien de grave, Jenny, sauf que je crois que tu prendras ton gin sec. »
Il regarde l’heure à sa montre fendue et frotte la poussière noire de moisissure qui s’est déposée sur ses manches. Jennifer descend les marches en grimaçant avant qu’il n’ait pu remonter.
« Ça pue, ton truc, i’ faut le nettoyer, tu peux pas laisser ça aux déménageurs !
— Je t’ai dit qu’il n’y a pas de déménageurs, soupire Jean-François.
— Allez, arrête de me prendre pour une conne Jeff. Je sais très bien que tu retournes en France, énonce-t-elle d’une voix assurée. »
Comment peut-elle l’affirmer avec autant d’aplomb ? Il préfère ne pas y penser. S’il s’est fait griller par une taupe d’un service secret étranger sa carrière est finie. L’odeur devient insupportable. De minuscules gouttes de sueur perlent sur son front, se reflétant comme des milliers d’étoiles dans le faisceau de la lampe. Jennifer prend l’initiative. Elle ouvre la porte du congélateur en panne. Un sac de viande congelée noirci tombe à terre. Il s’éclate en laissant couler un jus pestilentiel. Jean-François évite de justesse de le prendre sur ses chaussures mais une giclée éclabousse son pantalon. Il s’énerve et remonte l’escalier en jurant. Jennifer le suit. L’odeur qui remonte de sa jambe lui donne la nausée. L’idée de faire le ménage à la place de sa femme le révulse. Il ne veut pas se rabaisser à ça. Surtout devant sa maîtresse du moment. La dernière fois qu’il a tenu un balai entre les mains, il y avait été forcé. C’était pendant ses classes à l’armée. Devoir y passer serait déroger à son rang, son sexe et sa classe sociale. De toute façon, Constella la fée du logis et bonne à tout faire hondurienne qu’il emploie passera lundi matin pour nettoyer les dégâts.
Il monte dans sa chambre se défait de ses vêtements sales qu’il jette dans une panière et fonce sous la douche. Jennifer le suit avec un naturel déconcertant. Elle s’immisce dans la chambre sur la pointe des pieds comme si elle y avait toujours vécu. Jean-François se retourne sur elle, l’air contrit. « Tout fout le camp » peste-t-il intérieurement. Décidément, il l’aura ressassé sa phrase favorite aujourd’hui ! Il ne lui dit pas, mais le viol délibéré de son espace d’intimité marital le contrarie. Les vêtements de Jennifer sont déjà au sol. Elle s’avance nue vers lui. Jean-François comprend qu’un léger glissement s’opère. Il ne maitrise plus la situation. Cette étrangère s’est introduite chez lui, et lui frotte les organes génitaux avec le gel douche que lui a offert Brigitte. Les massages de Jennifer le détendent légèrement. Mais cette histoire de congélateur l’énerve.
Les deux amants s’embrassent longuement, s’enduisent de crème, se caressent l’intimité dans la moiteur de la douche. À la sortie, ils se frottent vigoureusement dans deux serviettes éponges moelleuses. Jennifer le pousse contre le matelas. Jean-François se recule, comme s’il refusait symboliquement l’adultère dans le lit conjugal, dernier carré que Jennifer souhaite délibérément violer. Elle insiste. Son corps s’incline doucement. Jean-François bascule mollement sur l’édredon. Elle s’assied sur lui tout en se laissant pénétrer. Les amants s’abandonnent dans une longue séance de corps à corps langoureux. Il se laisse aller à ce jeu dangereux. Il n’a jamais trouvé une maîtresse plus extravagante pour les positions qu’ils testent sans retenue comme deux jeunes libertins.
La nuit commence à tomber quand Jean-François fouille son dressing à la recherche d’un costume propre. Jennifer le regarde, allongée nue sur le lit conjugal, comme sur un trophée conquis de haute lutte.
Quand les deux amants descendent, une réalité désagréable les accueille. L’odeur de putréfaction insoutenable a envahi le rez-de-chaussée.
« Tu ne vas pas laisser ce congèle en l’état, quand même ?
— De toute façon tu vois bien qu’avec ce costume clair, je suis pas en tenue ! »
Jennifer lui barre la route de la sortie.
« Écoute Jeff, si tu fais rien ça va devenir de pire en pire. Demain, tu pourras plus respirer, même en haut. Plutôt que d’aller au restaurant, tu commandes deux pizzas et on se met au travail pour nettoyer ce truc. »
Jean-François de la Peyrière de Prandie est épuisé. Malgré la longue sieste en classe affaires, il accumule le décalage horaire, la fatigue du voyage et une soirée déjà bien agitée. Il sent que Jennifer ne le laissera pas sortir de chez lui.
« Tu as des fringues de ta femme que je pourrais enfiler pour nettoyer ? »
La question désarçonne Jean-François. Il n’a jamais tellement fait attention aux vêtements de sa femme, mais il doit pouvoir lui trouver un jogging.
Les deux amants remontent dans la chambre conjugale s’équiper. Les voilà en tenue d’intervention.
« T’as des gants, des sacs-poubelle, des produits détergents ? »
Jean-François sait vaguement où Constella range ses produits. Ils fouillent la cuisine. Jennifer trouve rapidement ce qu’elle cherche. M. de Prandie s’effondre sur un fauteuil, le regard dans le vague. Sa maîtresse paraît avec deux gants Mappa en main, un balai-brosse, des serpillères, et des sacs-poubelle.
« C’est parti Jeff ! » lance-t-elle. Jean-François se lève, résigné la lampe torche à la main.
C’est assez bizarre, cette sensation qui l’étreint en descendant, comme un pressentiment qu’il n’aurait jamais dû mettre les pieds dans cette cave sombre et pestilentielle. Il regrette déjà de ne pas s’être équipé des pinces à linge pour se boucher le nez. La porte entrouverte du congèle exhale cette puanteur infecte. Jennifer prend les choses en main. Elle comprend que si Jean-François est doué pour certaines choses du sexe, il n’a aucun sens pratique.
Elle s’attaque aux tiroirs supérieurs dont elle extrait les sacs avariés qu’elle jette dans les sacs-poubelle noirs. Jean-François oriente la lampe torche et scelle les sacs avec l’obsession d’éviter de se salir les vêtements. Les stocks alimentaires de la famille de Prandie s’entassent dans des sacs-poubelle.
Le dernier tiroir résiste.
« Jeff, y a un truc qui coince ! »
Jean-François se baisse et tire de toutes ses forces. Il appuie d’un pied contre le congélateur. Le plastique lâche et le contenu se déverse sur le sol.
Jennifer hurle. Jean-François est tétanisé par ce qu’il découvre. Une petite main humaine de la taille d’un poupon émerge d’un sac-poubelle. La main noircie par la décomposition coinçait le bac. Il balaye le faisceau lumineux sur le sac. Il avance sa main gantée tremblante. Le corps d’un nouveau-né largement décomposé git dans son berceau de plastique, le cordon ombilical enroulé autour de son cou. Jennifer affolée remonte les escaliers en courant. Jean-François la suit. Elle cherche son sac à main pour appeler la police, mais dans l’affolement, elle ne sait plus où elle l’a posée. Dans l’entrée ou dans la chambre à coucher ?
« C’est quoi ça Jeff ? C’est toi qui l’as étranglé ce gamin ?
— Mais non, c’est pas moi ! Si j’avais su, je te l’aurais caché ! Je suis pas idiot !
— Je te crois pas Jeff ! Tu mens Jeff ! Tu mens ! tu mens ! Tu m’as menti pour ton déménagement ! Et maintenant, tu me fais croire que c’est pas toi qui as tué et congelé ce gamin ! »
Jean-François essaye de réfléchir rapidement. « Tout fout le camp ! » marmonne-t-il, exaspéré par sa situation. Ce n’est pas lui qui a posé ce gosse dans le congèle. La seule personne qui ait pu le faire, c’est Brigitte. Sa femme ! Ça veut aussi dire que ce gamin est son fils ! Il n’avait rien vu venir. Effectivement, Brigitte faisait un peu le yoyo avec la balance, mais quand même. Il n’y avait vu que du feu. Il n’aurait jamais pu imaginer ça ! Un bébé congelé ! Elle lui avait fait un gosse congelé ! Brigitte s’était vautrée dans son dos dans un de ces faits-divers sordides !
Quand il revient à la réalité, il est déjà trop tard. Jennifer discute au téléphone avec un flic du 911. Jean-François lui saute dessus, lui arrache le téléphone des mains. Ils se battent. Jennifer hurle au secours. Au téléphone, la voix demande l’adresse. Le boîtier glisse sous le lit. Jean-François la lâche. Elle rampe en hurlant l’adresse des Prandie. Il lui décoche une claque qui la déséquilibre. Dans la violence du choc, le bracelet de la Rolex se défait et tombe sur le sol, la vitre brisée en mille éclats. Jennifer surprise, bascule en arrière contre le marbre de la salle de bains. Son crâne rebondit lourdement.
Elle git inconsciente. Un filet de sang rouge perle par ses lèvres soudain pâles.
« Putain ma Rolex ! » gronde Jean-François. « Tout fout le camp, c’est pas possible ! »
Des sirènes de police sonnent au loin.
Une pensée étreint soudain Jean-François.
Il abandonne le corps de Jennifer et descend à la cave. Il tire le congélateur et découvre ce qu’il suspectait. Il n’est pas en panne, il est juste débranché. Il se souvient que Brigitte avait découvert un sexto de Jenny sur son portable avant son départ. Cette salope ne lui avait pas fait l’esclandre de la femme trompée. Il avait déjà eu tant de maîtresses. Jenny n’était qu’une consommation de plus dans la longue liste de ses infidélités. Il se souvient qu’elle était descendue à la cave le matin de leur départ pour la France. Brigitte était partie en débranchant le congèle. Elle avait secrété sa vengeance ultime.
Il est cerné par la police. Sa maison est encombrée du corps décomposé de son fils. À l’étage git celui plus fâcheux de sa maîtresse dont le sperme qui coule entre les jambes suggère une scène de viol qui a mal tourné.

Tout a définitivement foutu le camp pour Jean-François de la Peyrière de Prandie.

jeudi 26 février 2015

Nouvelle 18 : Le dernier contrat. - François-Xavier Dillard






Chaque respiration est devenue une torture. La moindre particule d’oxygène arrachée au cercle de fer qui lui broie la poitrine déchire ses poumons comme si des centaines de lames de rasoir lui découpaient les bronches. Le plus terrible c’est qu’il aimerait pouvoir s’arrêter de respirer cet air vital qui est comme un feu ardent qui le brûle et le déchire. Mais cette fonction-là, tout comme les battements cardiaques, personne sauf peut-être quelques grands maîtres yogis, n’est capable de les arrêter par la seule force de leur esprit. Et lui n’est pas un grand maître, pas dans ce domaine en tout cas…. D’ailleurs, en cet instant précis, il ne sait plus vraiment qui il est ou même, ce qu’il était. Brisé par la souffrance et par la peur, le corps tordu de douleur et secoué de spasmes, il ne peut que gémir sa haine et son désespoir au crépuscule d’une vie qu’il aurait souhaitée, à défaut d’être meilleure, un petit peu plus longue…

Il tente dans un effort qui lui arrache un cri de tourner légèrement la tête vers la grande fenêtre de la suite. Il est allongé sur une épaisse moquette, de celle qui recouvre habituellement ce genre de chambre dans ce genre de palace. L’attaque a été tellement foudroyante qu’il n’a même pas réussi à rejoindre la porte. Il s’est écroulé sur le sol sans avoir pu esquisser le moindre mouvement pour se défendre. Mais malgré toute l’énergie qu’il mobilise, il ne peut qu’entrevoir un ciel immensément bleu dans lequel un tout petit nuage blanc, sorte de minuscule îlot immaculé, semble le narguer de toute son effrontée solitude. Marre-toi bien pauvre nuage à la con, je te promets que lorsque je serai arrivé là-haut je te retrouverai. Je ne suis pas du genre à oublier un visage, aussi fuyant soit-il… Cette capacité quasi photographique à ne pas oublier un regard, une expression, à pouvoir reconnaître quelqu’un au beau milieu d’une foule alors qu’il n’a vu de lui que quelques clichés, pas toujours excellents, cette formidable mémoire qui lui permet de se souvenir d’une adresse, d’un numéro de téléphone ou d’un numéro de compte a forgé sa solide réputation dans un secteur dans lequel la fiabilité et la constance sont deux qualités vitales. Elles lui avaient permis de se sortir de bien des situations dans lesquelles la plupart des gens auraient tout perdu. Leur calme, leur lucidité et, finalement, leur vie… Mais depuis quelque temps, il savait que ces qualités lui faisaient parfois défaut. Et depuis quelques minutes, il en a la sombre certitude.

Tout avait pourtant commencé de façon normale. Le mail était arrivé sur sa boîte professionnelle, une adresse impossible à pister et que seuls connaissaient des gens en qui il avait confiance. Enfin, dans la limite du raisonnable… C’est-à-dire qu’il avait confiance dans le fait que ses gens n’étaient pas du genre à le balancer aux flics. Ils réglaient leurs différends autrement, d’une manière à la fois beaucoup plus directe et infiniment plus radicale qu’une simple dénonciation. Il y avait dans ce message bref qu’il voyait encore clignoter sur son écran les informations classiques. Une adresse, une photographie plutôt réussie et une alerte sur le fait que ce contrat devait être impérativement liquidé avant 48 heures. D’habitude il ne s’attardait pas sur la photo, il lui suffisait d’un regard pour mémoriser un signe distinctif, imperceptible pour le commun des mortels mais indélébile pour lui. L’arête imparfaite d’un nez, un léger décalage dans l’alignement des yeux, une commissure de lèvres un peu particulière … Ces détails s’enregistraient immédiatement dans le disque dur de sa formidable mémoire et l’information ressurgissait avec une précision diabolique lorsqu’il croisait l’objectif. Pourtant il s’était attardé un peu plus longtemps que nécessaire sur le cliché en couleur de cette femme. Elle était belle certes, une trentaine d’années, peut-être 35 mais pas plus, un sourire très naturel et des yeux d’un vert saisissant, une bouche aux lèvres ourlées et sensuelles et une attitude de défi distancié qui laissait poindre une sorte d’amusement. Très belle même… Mais cela n’avait jamais eu la moindre espèce d’importance pour lui. Belle, laide, vieille, jeune, gros, noir, blanc, jaune… Il n’accordait à ces gens que l’importance détachée et clinique d’un chirurgien plasticien pour la poitrine de sa patiente. Pourtant il était à nouveau revenu sur cette photographie, à deux reprises, perdant son regard dans celui de cette femme et se demandant à quoi elle pouvait bien penser pour afficher à la fois une telle ironie et un tel détachement. Et puis il y avait repensé, plusieurs fois… C’était incompréhensible. Il aurait dû s’apercevoir à ce moment-là que quelque chose ne tournait plus rond chez lui, il aurait dû sentir qu’il était temps de raccrocher. Au lieu de ça il avait juste pris un billet d’avion pour cette foutue ville…

Et maintenant, alors que la douleur le paralyse et qu’il supplie n’importe quelle divinité de mettre fin à ses souffrances, il entend un muezzin appeler les fidèles à la prière, « Allahou akbar… Allahou Akbar». Allah ou un autre… Il va bientôt savoir si derrière les multiples visages de Dieu se cachent autre chose que des violences faites aux hommes, des espoirs fous et des lieux de culte insensés. Et à vrai dire, après ce qu’il vient de voir il sait que toutes ces peurs et ces fantasmes se nourrissent d’une atroce vérité. C’est d’ailleurs la dernière pensée qui glace son sang, juste avant que son cœur ne se décide enfin à s’arrêter.

XXXXXXXXXX
Le matin même…

L’aéroport de Marrakech est immensément vide et n’offre aux passagers qui viennent de descendre de l’avion qu’une morne étendue de carrelage grisâtre. L’absence un peu sidérante de l’agitation commune aux grands aéroports internationaux donne immédiatement une impression d’étrangeté qui me saisit. Le préposé aux douanes m’observe avec attention alors que je viens de lui donner mon passeport. Il tape avec application sur son clavier d’ordinateur, me regarde à nouveau, puis son écran, puis moi, encore.
— l y a un problème Monsieur ?
En prononçant cette phrase, j’ai l’impression que je suis en train de le créer, ce problème. Pourtant, mon activité m’oblige à affronter avec régularité cet exercice sournois qui n’a pour unique objet que de vous déstabiliser afin de vous faire avouer d’hypothétiques forfaits.
—  Sur votre fiche Monsieur, vous n’avez pas mis votre adresse… L’adresse à laquelle vous allez résider pendant votre séjour. Il faut la mettre.
Comment ai-je pu oublier un truc aussi basique. Se faire remarquer par un douanier pour quelque chose d’aussi anodin aurait dû m’alerter. Ce n’était pourtant pas la première fois que ce genre de signaux venait percuter le bel ordonnancement qui gérait ma vie depuis maintenant 30 ans. La dernière fois c’était à Chicago, j’avais presque signé la fiche d’hôtel sous mon vrai nom… J’avais certes été distrait par cette incroyable jeune femme qui, sur le desk d’à côté, penchait un écolleté vertigineux pour expliquer au groom que la suite qui lui avait été réservée ne pouvait décemment pas disposer que d’une seule salle de bain. Je perdais la main et je m’en rendais compte. Ce qui à la fois m’irritait et me terrifiait. Je pouvais alors imaginer l’abîme vertigineux de celui à qui on annonce un syndrome d’Alzheimer et qui sait dès lors que sa vie va partir en petits morceaux d’oubli pour s’achever dans un morne et anonyme néant. Sauf que pour moi les conséquences pouvaient être, non pas moins terribles, mais diablement plus rapides.
— Oui bien sûr, je suis désolé, je vais le remplir tout de suite.
J’inscrivis l’adresse d’un des nombreux Riad de la médina, un de ceux dont j’avais appris la liste et je pus repartir aussitôt. Je quittai l’aéroport et pris un premier taxi jusqu’à la place Jama El-fna. Je devais rejoindre un contact à la sortie d’un souk afin de récupérer les objets indispensables à l’exercice de ma mission. Je traversai donc la place au milieu du rythme obsédant des bandirs des charmeurs de serpents, pauvres reptiles réveillés tant bien que mal par de petits coups de bâtons agacés au milieu des cris et de singes sautillants habillés en poupées ridicules. Je m’enfonçais dans les boyaux étroits et sombres de cette ville dans la ville. La médina m’apparaissait comme une gigantesque ruche, une fourmilière dans lesquelles mobylettes, vélos et triporteurs se seraient substitués aux insectes. Une agitation frénétique mais ordonnée au sein de laquelle chacun semblait trouver sa place et son chemin sans que l’ensemble ne soit en rien perturbé. Parfois, tel un gros scarabée, une petite voiture se retrouvait provisoirement bloquée par l’étroitesse d’un passage. Aussitôt un regroupement de deux roues impatients et vrombissants se formait autour de la bête et, à force de klaxons et de palabres, la situation se débloquait avec une rapidité surprenante. Au bout d’un quart d’heure, j’arrive devant la petite échoppe. Ma mémoire, si elle me fait un peu défaut ces derniers temps, m’a toutefois permis d’apprendre dans l’avion un plan très détaillé de la médina. J’ai dans la tête, tout au long de ma progression au sein de ce labyrinthe une véritable photographie 3D qui affiche avec constance la direction que je dois prendre pour rejoindre mon objectif. Je me retrouve devant cette minuscule boutique emplie de sacs et de sacoches de cuir, une échoppe misérable coincée entre un vendeur de tapis et une sorte de restaurant dont s’échappe un fumet étrange. Je sais que je suis très exactement à l’endroit attendu. D’ailleurs le vendeur me tend aussitôt un sac de voyage en cuir marron.
— C’est ça qu’il te faut mon ami, avec cette sacoche tu peux traverser le monde et emporter ta vie.
C’est le message prévu, un peu ampoulé mais empreint d’une forme de poésie orientale qui m’amuse et me pousse à formuler ma réponse avec une certaine emphase.
— Merci mon ami, c’est tout à fait ce qu’il me faut pour aller là où je veux et emporter ce que je dois.
Il me tend l’objet et s’impatiente aussitôt de me voir rester encore quelques secondes devant son étal. Je prends alors le chemin du retour et arrivé sur la grande place je m’autorise un thé glacé à la terrasse du «grand café français ». Nous ne sommes qu’en avril mais la température est déjà proche des 30 degrés et la fraîcheur de la boisson ajoutée au parfum puissant de la menthe me donnent l’impression qu’une climatisation vient d’être mise en route. Je jette à la dérobade un regard dans le grand sac de cuir pour constater avec satisfaction que le matériel est complet. C’est bien ce que j’avais demandé. Je règle ma commande, regarde ma montre et envisage avec sérénité la suite de ma mission. Je ne sais pas qui est cette femme ni ce qu’elle a fait pour qu’un type comme moi prenne le premier avion pour la rejoindre. Mais cela ne m’intéresse pas et je crois que cette hygiène d’assassin est tout à fait nécessaire à mon équilibre mental. Si je m’intéressais à mes victimes, j’arrêterais peut-être de les considérer comme des cibles et ça, c’est le début des problèmes. Ce code de conduite m’avait par ailleurs permis d’accomplir des missions que des concurrents, moins professionnels, avaient tous refusées. Lorsque vous ne considérez votre victime que comme un objet, tout devient possible: femmes, vieillards, enfants, coupables, innocents…. C’est un véritable confort pour un homme consciencieux.
La cible arrivait à son hôtel à 17h00, cela me laissait deux bonnes heures pour l’y rejoindre. Deux heures pendant lesquelles le regard et le sourire énigmatique de cette femme vinrent hanter mon esprit à de trop nombreuses reprises. Ils percutaient, comme autant de coups frappés à la porte de ma sérénité, la belle logique de tueur qu’une discipline sans faille avait érigée en principe de vie. Il fallait que je referme à jamais ses paupières pour m’en sentir définitivement libéré.

Deux heures plus tard…

Je suis assis dans un des fauteuils de la réception de ce palace marocain et je peux apercevoir l’entrée du splendide édifice. Ici tout est marbre, fontaines et ombres, rien n’est épargné, le mot est cocasse, aux touristes fortunés et aux hommes d’affaires qui y descendent. Je vais rarement dans ce genre d’hôtel et n’y séjourne jamais. Trop visible, trop contrôlé, bien trop de vigilance et d’empressement de la part du personnel, bien trop de regards et de jugements de la part des autres clients…. Un cauchemar pour celui qui veut ne pas paraître et encore moins apparaître. Mais il m’arrive très souvent d’y attendre des rendez-vous. En effet, les gens qui éveillent l’intérêt d’organisations susceptibles de faire appel à mes services sont rarement des personnes ordinaires. Elles ont des trains de vie très exorbitants, des habitudes hors de prix. Je ne porte pas de jugement moral bien sûr et j’évite d’en tirer des conclusions trop hâtives. Les gens très riches ne sont pas forcement mêlés à des trafics inavouables et à des réseaux maffieux. Il se trouve simplement que pour les éliminer, d’autres gens, eux aussi très riches, font appel à des spécialistes qui savent faire ce genre de travail en toute discrétion. Et puis franchement, qui n’a pas rêvé un jour de se débarrasser d’une voisine acariâtre, d’un patron tyrannique, d’un professeur sadique, d’un assureur inflexible ou bien d’un contrôleur du fisc trop curieux… Et si vous ne le faites pas, ce n’est pas parce que cela est contraire à vos principes ou à la morale ! En vérité vous ne le faites pas parce que vous n’en avez pas les moyens, tout simplement. Et comme d’autres ont des ressources qui leur permettent, sans prendre aucun risque, d’assouvir ce genre d’envies… Je ne dis pas que parfois tout cela n’est pas uniquement guidé par l’appât du gain ou que je n’ai jamais eu à « traiter» de véritables ordures mais ce n’est pas si souvent… Et puis heureusement parce que les maffieux eux sont protégés et que cela rend le travail tout à fait compliqué et extrêmement risqué. Et moi je n’aime pas trop les risques.

Soudain le brouhaha du grand hall s’arrête, un silence de cathédrale se fait et j’ai l’étrange impression que le temps est maintenant suspendu. Je vérifie que l’eau des fontaines continue de s’écouler dans les vasques en marbre blanc. L’agitation certes discrète mais bien réelle qui régnait dans le hall est maintenant freinée par je ne sais quel phénomène et je vois, ou crois voir, les clients et le personnel de l’hôtel ralentir leurs mouvements, freiner leur empressement comme pour bientôt s’immobiliser totalement au milieu d’un geste esquissé. Pourtant ils ont tous en cet instant précis un point commun : leur visage, leur regard se sont tournés vers l’entrée au moment où elle a fait son « apparition ». Jamais ce terme n’aura eu une telle puissance évocatrice, jamais je le crois, l’arrivée de cette femme aura mieux porté ce nom qu’en cet instant précis où elle a franchi les immenses portes de l’hôtel. 

Elle est habillée tout en blanc, chapeau, robe de mousseline, ballerines de danseuse et un immense sac qu’elle tient en bandoulière et qui épouse avec une harmonie déconcertante les courbes de ses hanches, comme si cet accessoire faisait partie d’elle. Elle ne marche pas vraiment, elle semble flotter à quelques centimètres au-dessus du sol. Elle promène sur l’assistance et sur le monde ce regard incroyable et ce sourire qui ont obsédé mes pensées depuis 24 heures. Cela n’a duré peut-être que quelques secondes mais pendant ce laps de temps j’ai plongé dans ce regard comme si l’on m’avait totalement immergé dans un bain de volupté avec, dans le même temps, la désagréable impression d’être totalement mis à nu. Elle dit quelques mots au concierge de l’hôtel qui s’est précipité vers elle. L’échange est court et dès qu’elle a commencé à parler le temps, jusqu’alors suspendu, se remet à fonctionner. J’y perçois même une légère accélération due certainement à l’empressement et à l’agitation du personnel autour de cet hôte si singulier. Je n’ai pas besoin de soudoyer le personnel pour savoir dans quelle suite elle descend, j’ai eu cette information en même temps que tout le reste. 

Je lui laisse une dizaine de minutes d’avance puis je commence lentement à me diriger vers le grand escalier. Je ne prends jamais les ascenseurs, je m’y sens pris au piège, à la merci de n’importe quel débutant qui n’aurait qu’à attendre que j’arrive sur le palier pour m’abattre sans aucune chance de me rater. Je suis devant la double porte de sa suite, je vérifie encore le contenu de mon sac, je prends une profonde inspiration et je frappe quelques coups très brefs. Pendant quelques secondes qui me semblent une éternité, il ne se passe rien. Puis, la porte s’ouvre et une voix étrange, comme si des centaines de femmes prononçaient les mêmes mots, au même moment, s’échappe du fond de la pièce principale :
— Entrez Monsieur Auster, entrez, nous vous attendions.


XXXXXXXXXX



En dépit de toute mon expérience et du fait que cette femme connaisse mon vrai nom, je ne fuis pas. Au lieu de retourner aussi vite que possible à l’aéroport j’entre dans la suite de l’hôtel pour faire face à celle que j’étais censé surprendre. Elle est installée sur un splendide canapé, mélange d’art traditionnel et de modernisme dont l’harmonie et la beauté s’effacent pourtant devant la perfection de son corps et de ses traits. Elle a toujours le même sourire et une infinie douceur se lit sur son visage. Elle m’invite d’un geste à m’asseoir auprès elle.

— Voyez-vous, nous faisons un peu le même métier vous et moi. Nous n’avons pas le même commanditaire, voilà tout. D’autre part, le contrat que j’ai reçu pour vous offre plus d’alternatives que ceux que vous proposez d’habitude…
Cette fois encore sa voix me plonge dans un trouble profond, on y décèle des intonations particulières, des inflexions surprenantes sortes d’échos improbables que je n’ai jamais entendus dans aucun des nombreux pays que j’ai traversés. Je suis mal à l’aise mais ne voulant pas ajouter au ridicule de la situation un désavantage trop prononcé, je tente de reprendre la main.
— Puisque vous avez l’air de me connaître, vous savez certainement que je n’ai pas pour habitude de négocier quoi que ce soit. Ni mes tarifs, ni la vie de mes victimes. Dites à votre commanditaire que si vous devez remplir votre contrat, vous devrez le faire jusqu’au bout. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser.

Je fais mine de me lever mais elle pose alors sa main sur ma cuisse dans un geste d’une grande douceur. Je suis alors immobilisé autant par la surprise que par une forme étrange de curiosité.
— Ce n’est pas si simple hélas, mon client ne pourra se satisfaire de ce genre de réponse et il vous faudra m’écouter… Jusqu’au bout. Je vous promets que cela sera très instructif, douloureux parfois mais peut-être aussi, salvateur.

Le contact de sa main sur mon genou fait naître en moi des sensations confuses. Mélange d’excitation sexuelle et de peur mais aussi sentiments confus de confort et de sérénité, comme si la chaleur de sa main diffusait à travers tout mon corps une onde de bien-être. Du regard je l’invite à poursuivre.
— Vous comprenez, nous savons beaucoup de choses sur l’existence que vous avez menée jusqu’à présent, sur ce que vous avez fait à tant de gens. À tant d’innocents hélas bien trop souvent. Oh bien sûr, vous n’êtes pas le seul mais il y a chez vous une sorte de détachement, cette capacité à vous exonérer de leur désespoir et de leur douleur qui nous ont intrigués. Nous aurions pu bien entendu nous passer de cette discussion. Nous pouvions mettre fin à vos agissements à n’importe quel moment. Mais que voulez-vous, il y a chez mon employeur une inclinaison au pardon qui dépasse parfois l’entendement. Alors voilà, je voudrais que vous fermiez les yeux, quelques instants, cela ne durera pas très longtemps…

À peine ai-je obéi que je suis assailli d’images si tangibles que j’ai l’impression d’être plongé au cœur d’une nouvelle réalité. Et cette réalité me terrifie instantanément. Devant moi se succèdent des visages défigurés, tordus par la douleur, la tristesse, la peur ou la colère. Parfois par tous ces sentiments à la fois. Ces masques hideux semblent surgir du néant pour venir me fixer, quelques instants, avant de disparaître pour laisser la place à une nouvelle figure. Je voudrais pouvoir leur échapper, revenir dans la chambre d’hôtel, fuir ces regards morts et vides mais je suis incapable du moindre mouvement. Je subis le défilé grotesque de ces masques mortuaires qui s’approchent si près de mon visage que j’ai l’impression de pouvoir sentir leurs chairs putréfiées. Je voudrais hurler mon dégoût et ma peur, faire disparaître à jamais ces créatures épouvantables mais je n’arrive pas à esquisser le moindre geste et je sens mon cœur battre à tout rompre dans ma poitrine, prêt à exploser. Lorsqu’un visage d’enfant, une petite fille de 5 ou 6 ans, surgit de l’ombre pour venir flotter près de moi je tente de fermer les yeux pour ne plus contempler cette vision de cauchemar mais je n’y parviens pas. Mon corps n’obéit plus à mes injonctions et je suis contraint d’assister à la lente valse d’horreur absolue qui se tient sous mes yeux. Le petit visage, dont la peau est atrocement brûlée s’approche encore de moi et je vois sa bouche se déformer, s’ouvrir lentement. Je comprends qu’elle va se mettre à hurler et lorsque son cri retentit j’ai l’impression que mes tympans vont exploser. Ce n’est pas le cri d’un enfant mais bien le hurlement effroyable de mille bêtes sauvages.

Lorsque je rouvre les yeux, je suis installé sur le canapé de la suite d’hôtel, la femme me regarde avec une sorte de compassion attristée. Je suis en nage, ma chemise colle à ma peau jusqu’à me brûler. Je sursaute alors et me lève comme une furie. Je veux quitter cette pièce tout de suite, oublier ce que je viens de voir et surtout ne plus subir son regard de commisération qui semble percer mon âme et se jouer de moi.

— Qu’est-ce que vous m’avez fait bordel, vous m’avez drogué c’est ça ?! C’était quoi ce truc, comment vous faites ça, répondez-moi !
La femme secoue doucement la tête, il me semble l’entendre soupirer. Elle redresse son adorable visage vers moi et se met à parler, très doucement. Sa voix est redevenue normale.
— Non, je ne vous ai pas drogué, ces visages sont là, gravés dans votre mémoire mais vous avez choisi de les effacer. Ce sont ceux de vos victimes. Cette petite fille, Sarah, était avec sa maman, assise à l’arrière de la voiture qui a explosé quand sa mère a tourné la clef. Tous, tous les visages que vous avez vus sont ceux des « cibles » que vous avez « effacées » au cours de votre triste carrière. J’ai ici la liste de vos victimes, elles sont toutes inscrites sur ce document. Et je voudrais que vous les lisiez Charles, à haute voix. Que vous preniez le temps de mesurer le poids de ces âmes, la réalité de ces corps que vous avez détruits. C’est à cette seule condition que nous pourrions, mon employeur et moi-même, revoir les termes de votre contrat.
  
La femme s’est tue, elle tend vers moi une feuille sur laquelle je devine une longue, bien trop longue, liste de noms écrits. Elle a toujours ce regard dans lequel je perçois une grande tristesse mais aussi peut-être, de l’espoir. Celui de me voir me plier à cette mascarade ridicule. Je ne sais pas qui elle est et comment elle a réussi à me piéger mais ce que je sais, à ce moment-là, c’est que je dois fuir et tenter d’effacer cet épisode de ma vie. Je me lève d’un bond et commence à courir vers la porte. Mais à peine ai-je fait un mètre qu’une douleur fulgurante me broie la poitrine. Je m’écroule aussitôt et je sens comme un feu intérieur qui se met à me consumer. Je ne peux plus me relever, chaque respiration est un enfer qui me fait me tordre de douleur. Je l’entends alors qui s’approche de moi. Cette fois sa voix est à nouveau celle d’une légion, chaque mot est l’écho de milliers de soldats et résonne dans la pièce à en faire trembler les vitres.
— Ainsi tu as choisi Charles Auster. Tu vas mourir ici, à l’endroit même où tu avais prévu de me tuer. Et les souffrances que tu endures maintenant ne s’éteindront même pas après ta mort. Car c’est aussi ce que tu as accepté en rejetant mon offre.

La femme passe devant moi, je ne respire plus que par petites inspirations très brèves afin d’atténuer la douleur mais même comme cela c’est une torture absolue. Lorsqu’elle commence à ouvrir la porte de la chambre, je trouve la force de relever la tête et j’ai alors cette vision terrible. La femme a tourné son visage vers moi et ses yeux sont devenus si sombres que j’ai l’impression qu’ils ont disparu. Son visage est dur et une colère noire et froide se lit sur ses traits. La dernière et cauchemardesque vision que j’ai de mon bourreau lorsqu’elle referme la porte sont les deux grandes ailes blanches qui naissent à la hauteur de ses épaules et frémissent doucement dans son dos. Maintenant je suis seul et j’attends cette mort qui ne sera plus une délivrance.

lundi 23 février 2015

La Nouvelle 17 : Grammaire du tueur - Rapilly Frederick


Ça commence comme ça…



— Quand vous vous adressez à moi, dites : « Vous » s’il vous plaît…

Sa main droite se contracte, s’agite, s’agace. Le jeune homme inquiet serre fort la crosse rainurée du pistolet automatique qu’il malaxe dans entre ses doigts, comme s’il voulait l’écraser, la réduire en copeaux de métal. Il s’est retourné et dévisage le vieil homme qui vient de lui adresser la parole. Son audace le stupéfie. L’étonne aussi. Est-ce du courage ou de l’inconscience ? Ou juste un vieux con qui fait son numéro ? Le jeune homme avec le pistolet automatique prend un air mauvais, renifle, fait une drôle de moue avec le haut de sa lèvre. Comme s’il imitait la lippe de Billy Idol dans le clip vidéo de Eyes without a face. Sauf qu’il ne sait pas qui est Billy Idol. Le jeune homme à la main droite maintenant rigidifiée est bien trop jeune. Comment pourrait-il se souvenir ou même connaître un vieux rocker passé de mode à la toison peroxydée des années 80 ? Et sans que rien ne l’annonce, le jeune homme à la nuque raidie par la peur se détend, et se met à sourire. Largement. Une grande banane qui lui barre le visage et lui fait soudain une bouille de gosse. Le jeune homme est maintenant hilare.

— Comme tu veux le vieux, dit-il en insistant avec une joie mesquine sur le « Tu »… T’es trop, toi.

Et presqu’aussitôt, comme par un effet de balancier, ses traits se crispent. Son sourire se fige. Le jeune homme qui souriait porte sa main libre, la gauche, à la hauteur de sa clavicule, là où une tache humide a commencé à s’élargir et à imprégner d’une auréole luisante son T-Shirt noir siglé d’une marque de luxe. Dolce Gabbana. Une balle perdue. Ou bien placée. Tout dépend du point de vue. Le jeune homme mal placé ferme ses yeux aux longs cils noirs qui lui donnent un air doux. Il sent, il sait qu’il va mourir. Il se mordille la lèvre du bas comme un dur mais ne peut contenir un gémissement de souffrance. Comme le glapissement d’un chiot…

— Ta gueule, Amedy ! J’entends plus les keufs.

Celui qui vient de parler est plus loin, à l’entrée de la boutique. Caché. Juste derrière les présentoirs avec les shampoings pour hommes en vitrine. Il s’appelle Chérif. Il fait comme il a vu dans les films d’action à la télé. Jason Statham, Stallone… Sans vraiment s’en rendre compte. Il a collé sa longue silhouette le long du mur pour qu’aucun des tireurs d’élite du RAID ou du GIGN – il ne sait pas à quelle unité appartiennent les hommes en cagoule qu’il a entraperçus – ne puisse le coincer dans son collimateur. De temps en temps, il passe une tête pour tenter d’apercevoir ce qui se passe au bout, sur le boulevard. Il le fait à intervalles irréguliers. Il se dit qu’il est plus malin que ceux dehors. Peut-être…
La circulation a été complètement interrompue par la police dans ce coin du XIVème arrondissement de Paris. Putain ! Qu’est-ce qu’il fout là ? Chérif n’en revient pas du nombre d’uniformes qui grouillent là-bas, juste en face. Tous ces flics mobilisés pour eux deux ? Des types des forces spéciales ? Au fond de la bijouterie, Amedy geint de nouveau. Il n’en a pas pour longtemps. Putain, putain, putain ! Chérif voudrait se taper la tête contre les murs. Peut-être que ça lui remettrait les idées d’équerre. Ce n’était qu’un petit braquage. Rien de plus. Tout devait se passer sans problème. Ce matin encore, ils avaient répété leur casse avec du papier et des feutres dans l’appartement de Bagnolet où ils créchaient. Vite fait. Bien fait. C’était le plan.

En fin d’après-midi, ils avaient fourré les deux Kalachnikovs et le pistolet automatique 9 mm récupérés auprès du gros Zak dans un grand sac de sport, et ils avaient filé sur un gros scooter. Un Suzuki noir 650 cm3, en direction des Champs-Elysées. Ils l’avaient laissé sur le trottoir en face de la boutique. Avec les clés dessus. Et en marche. C’était un petit risque à prendre… Mais qui irait le leur piquer dans les beaux quartiers ? À part quelqu’un comme eux. Bah ! Bah ! Bah ! Quand ils avaient jailli avec leurs cagoules sur la tête dans la boutique Cartier de la rue François 1er, au début, personne n’avait réagi. Chérif avait pourtant lâché : « C’est un cambriolage. Tout le monde à terre. » Trop bas. Ou quoi ? C’est le ton qui n’y était pas. Il s’y était repris à deux fois. Vexé, il avait fini par gueuler un bon coup : « Putain ! Je vous braque les enculés ! Foutez-vous par terre ! » Là, tout le monde s’était exécuté fissa. Soit dix-sept personnes. Amedy avait sorti les menottes. Il n’avait que trois paires. Il avait regardé Chérif qui avait secoué la tête pour signifier : « Laisse béton. » Chérif avait alors désigné celui qui avait l’air d’être le responsable, et lui avait fait signe de se relever et de le rejoindre. À voix basse, il lui avait commandé d’ouvrir les vitrines. Pendant ce temps, Amedy braquait sa Kalach’ sur les employés et les clients restés collés au sol. Tout se passait bien. Personne ne bronchait. Juste des sanglots étouffés. Une brune à la chevelure soyeuse et à la peau mate en tailleur gris qu’il aurait bien consolée. Chérif sourit mais se ravisa. Dehors, elle ne l’aurait même pas calculé. Il fallait la thune. C’était comme ça que le monde tournait. No money, no techa ! Chérif avait raflé les bagues, les solitaires, les montres avec des diamants. Une vitrine, puis deux, puis trois… Les sirènes des voitures de flics avaient tout changé. Trop près. Trop tôt. Il fallait filer. Vite ! Chérif ne pensait pas que les « rnouchs » rappliqueraient aussi rapidement. Il avait saisi l’empaffé en costume par le col de sa chemise immaculée, et lui avait craché au visage : « C’est par où la sortie ? » Apeuré, le responsable de la bijouterie avait indiqué une porte dissimulée au fond du magasin. Chérif l’avait propulsé devant lui, comme un bouclier. Amedy les avait rejoints, et ils avaient filé tous les trois par derrière. C’est en débouchant dans une rue adjacente que la situation avait commencé à vraiment merder. Les flics étaient déjà là. Chérif avait poussé le mec en costard dans leur direction pour faire écran, et s’était précipité vers le scooter garé à l’angle. Derrière, Amedy avait ouvert le feu… Tac-tac-tac-tac-tac. Une rafale. Tac-tac-tac-tac. Une deuxième. En face, ils n’avaient pas fait que se planquer. Les schmidts étaient remontés. Ils avaient répliqué. Aussi sec. Sans toucher Amedy. Chérif l’avait récupéré de justesse, et ils avaient filé en deux roues, manette des gaz poussée à fond, vers la Seine pris en chasse par plusieurs voitures de flics et des motards. Au début, Chérif croyait avoir réussi à les semer. Et puis, l’adrénaline lui avait fait faire une connerie.
À un croisement dans le XVème arrondissement, il avait dérapé sur des pavés humides. Ils avaient chuté, et le scooter était allé se fracasser contre un bout de trottoir. Amedy l’avait aidé à se relever, mais Chérif s’était fait mal en tombant. Toute sa jambe droite avait été salement entaillée au cours de la glissade. Il pissait le sang. Autour d’eux, la foule les regardait, stupéfaite. Puis un cri avait retenti quand Amedy avait brandi en l’air sa Kalach’… Les gens s’étaient baissés, d’autres avaient reflué. Les sirènes se rapprochaient. Chérif avait avisé une rue calme sur le côté, et avait fait signe à son camarade. Il avait commencé à clopiner sur le macadam, suivi de près par Amedy. Un coup de feu avait retenti. Chérif s’était retourné. Amedy n’avait pas lâché la Kalach’ mais s’était appuyé contre une voiture à l’arrêt. Il regardait sa main gauche qu’il venait de porter à l’épaule. Elle se couvrait déjà de sang. Chérif leva la tête. Un hélicoptère survolait la zone. Bordel, bordel, bordel… Au bout de la rue, vers le sud, à trois cent mètres, un bruit de dérapage. Une Renault Mégane blanche et bleu de la police nationale venait de se mettre en travers. Courbé en deux, le conducteur sortit par la porte avant et fila se dissimuler derrière le véhicule avec son collègue. Chérif regarda autour de lui. Il y avait ce salon de coiffure juste en face.
— Amedy, on bouge ! commanda-t-il en désignant la boutique d’un coup de tête rageur.


***

Une heure après, leur refuge improvisé était devenu un piège permanent. Aucune issue possible. La porte à l’arrière débouchait dans une courette entourée de trois murs de béton infranchissables. Ils étaient coincés. Avec une seule Kalachnikov. Amedy avait lâché la sienne pendant sa fuite. Il lui restait son 9 millimètres. Ils avaient aussi une grenade. Et un otage. Ce vieux con qui venait de la ramener avec son vouvoiement.

Dehors, un négociateur invisible les interpellait de nouveau avec son haut-parleur. Tout le monde devait l’entendre dans la rue. Ils étaient cernés. Chérif le savait. Il regarda le grand sac de sport qui gisait à ses pieds avec leur butin. Et quelque chose se brisa dans sa tête. Comme dans un brouillard, il entendit le vieux qui répétait : « Vous… Dites-moi vous. S’il vous plaît ! » D’un coup, Chérif sortit de sa cachette, offrant son dos comme une large cible aux tireurs embusqués. Il braqua son fusil mitrailleur vers le fond de la boutique, là où se tenaient Amedy et le vieil homme. Il rugit juste :

—  Et moi, je dis : « Tue ! »



Chérif ne sut jamais si le vieux l’entendit. Dans son dos, le bruit des détonations couvrit sa voix pendant qu’il s’écroulait. 

vendredi 20 février 2015

Nouvelle 16 : Songe d'une nuit d'hiver - Olivier Vanderbecq

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C’est le froid.
C’est le froid qui le réveille.
Et la douleur. Le cisaillement métallique
Quand il tente, bouger le fait souffrir.
C’est parce qu’il a mal qu’il prend conscience de ce monde gris qui l’entoure.
Du silence pesant qui le fait douter, un instant, d’entendre encore.
Les yeux ouverts il ne distingue qu’une faible clarté, il n’y trouve aucun repère.
Il est seul.
Il a froid.
Il ne sait pas où il est.
Perdu.
Abandonné.



Combien de temps?!?
Il ne sait pas.
Il grelotte maintenant.
Il fait plus sombre.
Il distingue le bruit du vent qui se glisse à travers les interstices du bâtiment.
Il sent une odeur blanche. Il entend ce calme ouaté qui lui rappelle les hivers blancs dans les champs.
Il se souvient de la grange fermée. Aux volets et portes clos. De son père qui s’y rendait seul la nuit. Des traces dans la neige. De cette couleur brillante sous les reflets de la bougie. De ce rouge carmin, se reflétant sur la pâleur de la neige.
Il se souvient.

***

Maman m’avait toujours dit comme Monsieur le Curé que la curiosité était un vilain défaut. Que vouloir se mêler des affaires des autres était une tentation du diable.
Oui mais voilà…
Depuis que Mathilde, la journalière que Papa avait embauchée pour les blés avait disparu le samedi soir en rentrant de la fête, à l’école communale ça jasait et ça disait des trucs.
Y en a qui disaient qu’elle était cachée pour que mon père il la rejoigne en douce pour faire des choses avec elle.
Les plus grands, eux, ils me regardaient en coin, ils murmuraient en s’écartant. Disant que ce n’était pas la première fois, que ce n’était pas la première, que ça durait depuis trop longtemps. Que ce n’était pas normal.
Papa il y pouvait rien si toutes les filles qu’il prenait pour travailler à la ferme elles partaient toutes sans prévenir, la nuit.
Toute façon c’était mieux ainsi. Maman elle les aimait pas ces filles. Elle criait toujours sur Papa quand il rentrait trop tard. Quand il faisait déjà noir et que j’étais couché.
Je crois que c’est pour ça qu’il a voulu les garder. Juste pour les avoir à lui. Sans que Maman elle le sache. C’est pour ça qu’il les a gardées ici. Dans la grange.
À l’abri.
Enfermées…
Mais moi alors?
Pourquoi il m’a attaché?
Et pourquoi elles me répondent pas quand je les appelle?
Je leur parle, mais elles disent rien. Elles bougent pas non plus. Et font pas de bruit.
Et Maman?
Pourquoi elle est pas venue me chercher et me recoucher?
J’ai froid et j’ai faim.
Et en plus maintenant je sens pas bon. Je me suis fait dessus je crois.
Alors je pleure.
Je crie, je tape du pied, je me tends et me tords.
Je m’arrache la peau du cou sur la chaîne, je perds mes ongles, enfoncés dans la terre en essayant de m’avancer de m’entraîner vers la porte.
Je crie, je hurle, je pleure.
Je me recroqueville comme je peux. Épuisé. Effrayé. Et je l’appelle alors: Maman, encore, et encore.

***

C’est le mal de ventre qui le réveille.
Cette sensation de nœud qui lui tord les intestins, le fait se plier en deux, le fait gémir et geindre.
Petit à petit les crampes s’atténuent. Laissant place à ce grand sentiment de vide. D’absence. De manque.
Il fait plus clair.
Le soleil doit briller dehors, se faufilant sous la porte, le long des chambranles.
La neige accumulée devant les portes à fondu. Un fin ruisselet s’est écoulé vers lui.
Il se rend alors compte qu’il a soif.
Il tend le bras… Les bras. Il s’allonge.
Trop court.
Il s’étire, se tord sur le sol, arrachant les croûtes à peine séchées
Ses efforts paient et le bout de ses doigts se jette avidement sur cette humidité. Il lèche ses doigts tente de diminuer cette irritation, cette sécheresse qui le démange. Qui le pique.
Il regarde alors autour de lui.

J’avais jamais vu la grange.
Personne avait jamais vu la grange. Elle est toujours fermée. Y a que Papa qui en a la clé.
Il a jamais laissé personne s’en approcher.
Je regarde autour de moi.
La grange est comme une maison de poupée.
Papa a fait plein de box pour les chevaux sauf qu’il y a pas mis de chevaux.
Chacun ressemble à une pièce de maison.
Chacun est décoré différemment.
Chacun est habité.
Il doit y en avoir une dizaine. J’en reconnais quelques-unes, y en a que j’ai jamais vues.
En tout cas vu qu’elles sont pas beaucoup habillées et qu’on voit des parties que les enfants y doivent pas voir, je comprends pourquoi Papa y les a cachées.
C’est en les regardant que je comprends que c’est pas moi qui sens…. C’est elles.
Elles se tiennent pas comme moi, comme nous.
Leurs bras, leurs jambes, tout il est trop tendu, trop droit, trop…trop forcé.
Je me force à fixer mon attention sur l’une des plus proches.
Je crois que c’était le printemps dernier qu’elle était venue. Elle était gentille! Elle souriait et riait tout le temps. Quand elle me serrait dans ses bras c’était comme être caressé par les rayons du soleil le soir. Ses cheveux ils étaient longs et orange et sa peau blanche avec ses petites taches était douce même si elle sentait un peu.
Ben là je vois qu’elle est pas en forme. Elle est encore plus blanche et ses cheveux pendent. Y a même des endroits où il y en a plus; juste une grosse marque noire, avec des petits morceaux blancs ou rouges.
Et puis son grand sourire on voit bien qu’il est pas vrai. Il est trop grand, trop rouge…Et ses yeux, ils sont éteints. Tout vide, sans rien, sans lumière… Comme ici.
Chez elle il y a plus rien qui donne envie, elle est pas en forme du tout.
Avec sa jupe qui montre ses fesses, penchée au-dessus d’un évier comme si elle faisait la vaisselle, on dirait que….
Mais j’aime pas.
Ses fesses elles sont couvertes de traces rouges, de grosses croutes noires. Et puis je vois bien qu’elle tient pas debout toute seule, Papa a utilisé le fil barbelé pour empêcher les bêtes de l’enclos de sortir pour lui attacher la tête à la poignée du placard au-dessus d’elle. C’est comme si elle était sur la pointe des pieds et qu’elle essayait de toucher le toit avec sa tête.
Je vois que c’est elle qui sent pas bon. Il y a une espèce de mare épaisse à ses pieds, et puis ce truc marron qui pue a aussi coulé plein ses jambes….
Moi ça me plairait pas des poupées comme ça. Et puis c’est pour les filles.

***

De nouveau le froid, la faim, la douleur ont eu raison de son frêle corps; après s’être roulé en boule, il a fini par de nouveau s’endormir.
Il erre dans ses songes. Le sommeil entrecoupé de gémissements, de sursauts, de plaintes, de petits cris…comme un chien rêvant de chasse.
Il s’agite, se tourne.
Il s’accroche encore un peu plus la peau dans les maillons de la chaîne, refaisant sourdre un sang encore trop jeune.
Parfois il renifle. Parfois il geint.
Il ne sent pas son corps se raidir. Il ne sent pas son souffle se réduire. Il ne voit pas la buée de sa respiration se faire de moins en moins épaisse, de plus en plus espacée, de plus en plus ténue.

Dehors il a recommencé à neiger.
Petit à petit.
Puis le vent s’est levé, et il a commencé à recouvrir les traces.
Bientôt la grange est de nouveau isolée.
Plantée là au milieu du champ.
Derrière la maison.
Close.
Silencieuse.


Paisible.

mercredi 18 février 2015

Nouvelle 15 : La rivière aux biches - Vincent Crouzet

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Je m’appelle Abdul Jamil.
Je m’appelais Abdul Jamil. Je suis né à six kilomètres de la frontière pakistanaise, sur un plateau sans arbres. Mon village survivait autour d’un puits capricieux, à l’eau noire, vomitive d’une terre ingrate. Quel fou, quel illuminé avait donc décidé qu’ici vivraient un jour des hommes de foi, de rien, d’horizons pourpres ? Au revers du basculement d’une colline de poussière, on change de pays, mais pas de peuple. Nous sommes tous des Pachtounes. Entre Waziris, Kharotis et Sulaimankhels, nous nous faisions la guerre tribale, nous nous faisons toujours la guerre. Mais pour une femme, un mur, un chien, une chèvre. La guerre, celle qui est venue, s’est emparée de nos rêves, et a pris le reste. Mes oncles sont partis les premiers, et ont franchi le poste-frontière d’Angoor Adda. Ils donnent encore des nouvelles. Ils ont traversé le Waziristan. Ils sont descendus à la grande ville. Ils font les fiers à Karachi, se sont mariés avec des jeunes femmes aux jambes plus longues que les filles Ghilji de chez moi. Mon vieux père est resté. Ma mère, Aliah, n’a pas survécu à un virus violent, dénommé la grippe, portée par les envahisseurs, les occupants, comment donc les nommer ? Ces bâtards roux, blonds, ou bien noirs, gras, oui, adipeux, qui portent des gants lorsqu’ils nous serrent la main. Les deux concubines de mon vieux père m’ont toujours détesté. Je suis devenu leur chose. Qui porte, creuse, court, nettoie, cherche jusqu’à l’aurore les animaux égarés, et donne son dos à des flagellations brèves, mais épineuses. J’ai attendu avant de fuir. J’ai résisté. Même la nuit, lorsque parfois sifflaient des flèches de métal et de feu qui s’abattaient sur les hauteurs où flottaient les drapeaux de notre Calife. Et un jour, ils sont arrivés. Cent, deux cents véhicules ? Autant de bulldozers aux roues hautes comme cinq hommes. Et Shkin, mon village, mon puits, mes pleurs, est devenu la base des opérations spéciales de nos envahisseurs. D’abord, ce sont des grands types de provinces appelées chez eux Utah et Oregon qui sont venus les premiers. Pour tout raser, aplanir. Notre maison a disparu la première. On nous a repoussés à trois kilomètres de là, où l’eau noire ne point plus, sous de grandes tentes blanches sous lesquelles tu suffoques à partir d’avril, et qui ne retient rien des grands vents du nord, dans l’hiver des longues plaintes. On nous a utilisés sur le chantier pour un salaire de mendiant. Pourtant, ces dollars, je les ai soustraits aux concubines de mon père, et les ai dissimulés dans le muret aux scorpions où personne d’autre que moi ne glisserait ses doigts. Lorsque leur fort a été érigé, ils l’ont appelé Alamo. C’est en souvenir d’un combat célèbre, dans l’histoire de leur pays hérétique. Comme si l’on pouvait compter des braves chez ces infidèles. Et les Diables ont surgi. De lourds hélicoptères sombres les ont déposés. Les soldats-ouvriers ont été remplacés par de vrais guerriers. Trois mille tueurs surarmés bouffaient, pissaient et chiaient sur ma terre d’enfant.
Alors, j’ai mis les doigts dans le muret aux scorpions, et je m’en suis allé. J’ai voyagé dans les zones tribales, j’ai embrassé mes oncles à Karachi, une femme de trois fois mon âge m’a donné à goûter ce que je convoitais depuis des années, dans le red light district, Napier Road. J’ai embarqué sur un navire de haute mer. Je n’avais jamais vu l’océan. J’ai dégueulé des jours, des nuits. On m’a montré une lueur dans une tempête, la pointe sud de l’Afrique, puis j’ai prié sur le pont d’un cargo saisi par une douceur étouffante, j’ai cessé d’être malade, j’ai travaillé à bord pour me nourrir, et nous sommes entrés, au-delà d’un vrai détroit, sur une mer moins grise. Quelques nuits, encore, et l’on nous a débarqués à l’heure où courent les rats sur les quais, dans un port italien. Trieste. Il fait froid tout à coup. Pas le froid sec, coupant de chez moi. Autre chose. Nous avons franchi des cols à l’arrière de chargement de café moulu dans le ventre d’un camion géant. Des kilomètres, et des kilomètres, sans quitter notre refuge roulant. Un jour, une nuit. Puis on nous a débarqués honteusement, sur un terrain vague. Nous étions six, nous étions clandestins. Pris en charge par d’autres passeurs.
J’ai tenté neuf fois.
La dixième fois, je suis resté prisonnier d’un triple réseau de barbelés à l’entrée du tunnel de Calais. J’ai hurlé dans la nuit la plus sombre. Les hommes de l’Utah, ceux qui disaient pouvoir compter plusieurs femmes comme nous, avaient déroulé ce même type de défenses autour de Fort Alamo.
— Nom ? Name, please ?
­— Abdul Jamil.
— Nationalité ?
— Afghan.
Aujourd’hui, je me nomme Abdul Bari. J’avais été placé en camp de rétention. Une association de défense des migrants m’en avait sorti. J’avais gagné la capitale, Paris. J’ai vécu de misère. J’ai rencontré un émir algérien, Nabil, à la sortie de la mosquée Omar Ibn Al Khattabi. Il est doux, prévenant. Il m’a avoué qu’il était heureux, de rencontrer un jeune aussi érudit, aussi croyant. L’émir est devenu mon frère. Mon deuxième moi. Dieu me ramène, chaque prière vers la terre de mes pères, cette poussière dans le ciel épuré du coeur du monde. Abdul Jamil, j’étais serviteur de la beauté.
Ce matin, il est 07h54. Le métro est bondé. Il pue l’incroyance. Ligne 1. Arrêt Hôtel de Ville. J’ai changé au Châtelet. Ce que je porte autour de mes reins a failli me retenir dans le tourniquet du RER.
Aujourd’hui, je me nomme Abdul Bari. Je suis serviteur du Créateur, de Lui. J’ai 24 ans. J’ai survécu. Je suis cerné d’apostats. Je suis debout, les fesses calées contre un siège, l’haleine de fumeur d’un cadre en costume contre ma joue. Je suis alourdi, encombré. Dans la poche poitrinaire de ma parka, mon téléphone portable est ouvert. Un fil de cuivre le relie à ce qui est fixé au ruban adhésif à même ma peau mate.
Je suis devenu serviteur du Créateur. Je suis au coeur d’une rame de métro où se compactent près de quatre cents voyageurs. Sur mon coeur battant, un portable. Qui recevra un appel dans six minutes, et 40 secondes.
Une impulsion suffira.
La beauté de ce monde n’est qu’illusion. Un matin, enfant, je me souviens, j’avais trouvé la rivière aux biches qui ne chantait qu’au trébuchement de l’été, lorsque s’accumulaient des dépressions brutales provenues d’un océan qui nous était inconnu. Les pluies avaient tout raviné, et j’avais marché des heures dans une boue soudaine, collante, pour découvrir une cascade carmin bousculant de fragiles berges. La rivière aux biches n’était qu’un souvenir de conquérants passés. Plus d’arbres. Plus d’herbe, jamais de fleurs. Et pas la croupe d’une gazelle pour rappeler un éden d’Orient.
La beauté de ce monde n’existe plus. Il reste Lui.
Arrêt à la station Palais Royal. Dans cinq minutes, et quinze secondes, l’émir, réfugié sur l’autre rive de la Méditerranée, contactera mon téléphone portable. Je tente de tout maîtriser, mais rien, même Lui, n’apaise mon coeur qui n’obéit plus à rien.
Mon coeur, mes doigts tremblants. Je suis, sur mon parcours jusqu’au changement au Châtelet, parvenu à cacher ce qui m’envahit désormais, s’amplifie, et me ramène sur les berges désolées de la rivière aux biches. Dans la poche droite de la parka, je retrouve le réconfort, la douceur d’ivoire du chapelet offert par l’émir avant nos adieux.
Arrêt à la station Tuileries.
Quatre minutes, neuf secondes. À l’heure de la prière. Si tout demeure parfaitement minuté.
Oui. J’ai peur. Je ferme les yeux. Je ne dois pas voir leurs visages. L’émir me l’a commandé. Ne détaille pas leurs visages à eux tous. Je ne dois pas. Je ne dois penser qu’au Créateur. Pas une parole dans cette rame. Où courent donc tous les mécréants, casques sur leurs oreilles, regards capturés par leurs écrans, sans un mot pour leur voisin, leur frère, leur soeur ? Je réouvre les yeux. Et je vois tout de même leurs visages. Pas le moindre sourire. Voilà l’existence misérable de ces blasphémateurs. Oui, toi, là, accroché à la barre centrale, avec ce pins au revers de ton imperméable, Je suis Charlie, oui, toi, tu as marché avec eux il y a quelques semaines, pour défendre l’indéfendable, tu n’as pas le moindre savoir, la moindre connaissance, tu ne crois en rien d’autre que cette transhumance indécente vers plus de confort, plus de fiction, plus d’accumulation. Quelle négation. Tu ne le sais pas. Mais ce matin, je suis dépouillé, à genoux devant Lui.
Avec vous tous.
Je suis son serviteur.
Tout autour de ma taille, tout contre la sueur de mes reins, sont liés neuf pains de SEMTEX.
L’équivalent de trois kilos d’explosif pur, compact. La rame pulvérisée dans moins de trois minutes.
Arrêt station Concorde. Le plus long des arrêts. Ceux qui descendront ici survivront. Ceux qui montent partiront avec moi. Je ne dois pas voir leurs visages. Et pourtant. Toi, le fonctionnaire discret, tu nous quittes, toi la secrétaire impatiente de trouver la sortie pour fumer sur le trottoir, toi l’étudiant étourdi, vous crierez demain que vous avez échappé au pire. Vous avez tort.
Je ne dois pas laisser tomber mes yeux sur ceux que je vais tuer. Pas d’apitoiement. Je suis en route et nul ne m’arrêtera.
Toi, la jeune femme aux cheveux dorés, aux cheveux presque rouges, on aurait pu te brûler vive sur un bûcher dans nos montagnes, hier, quand nos aïeux démasquaient les démons et les sorcières, mais tu as choisi de m’accompagner, ce matin de février, d’avant printemps, tu t’es faufilée, et tu as choisi de te blottir presque contre moi parce que la foule est dense, et que ceux qu’Il a choisis s’engouffrent toujours plus nombreux dans cette rame offerte. Sonnerie. Les portes claquent.
Au prochain arrêt. Champs Élysées Clémenceau. À deux cents mètres de la sortie du métro flotte un drapeau impie sur le palais d’un chef ennemi qui n’épargne pas mes frères en Irak, et dans le grand désert du Sahara.
La rame commence à accélérer. Je n’ai jamais senti une fragrance comme le parfum de cette jeune femme rousse. Elle se colle plus encore contre moi. Son caban, son corps tiède contre les pains d’explosifs, contre mon coeur palpitant. Viens avec moi, ignorante.
Au Martyr.
Je ferme les yeux. J’ai choisi la dernière des sourates, la dernière des prières. En silence. Sans maintenant trembler. Il est trop tard. Sans psalmodier. Je ne pense plus qu’à Lui.
Au nom de Dieu, le Tout miséricorde, le Miséricordieux
Dis : "Mon refuge soit le Seigneur des hommes, le Roi des hommes, le Dieu des hommes…"
Accélération. Le sacrifice n’est qu’exaltation. Ma main droite quitte mon chapelet et ouvre la poche au téléphone. Je pose ma main moite sur le portable.
"… contre le ravage de l’instigateur sournois… "…qui chuchote dans la poitrine des hommes…".
Vingt secondes. Quelque chose comme ça. Je ne sais plus.
"…qui chuchote dans la poitrine des hommes…".
Celle qui sent le jasmin, l’ambre et les jardins, se retourne. Ses yeux verts. Comme jamais.
Dix secondes.
"… de parmi les djinns, et les hommes…".
Ma main sur le portable. Ses yeux, puis son sourire.
J’arrache le fil de cuivre.

Trois années ont passé.
Je m’appelle à nouveau Abdul Jamil. Je sers la beauté, la beauté des hommes, la beauté du monde.
Nous sommes en 2018. Les djinns, dans leurs tuniques noires, ont été vaincus par ceux qu’ils pensaient leurs frères, ceux-là mêmes, ces sages qui ont décrété que ces bourreaux n’étaient pas d’Islam. La Guéhenne a emporté les démons masqués. On ne grille plus vivants des prisonniers, des femmes et des enfants, on ne précipite plus personne du haut de tours, plus aucun dément n’égorge ni ne décapite, et les nuits paisibles ont couvert le désert.
Depuis ce matin de février, même si les menaces se sont estompées le mal rôdera toujours, je bénéficie encore d’une protection rapprochée, et je change souvent de sanctuaire. Ce soir, à la défaveur d’une journée trop courte, la lumière s’esquive sur une ligne de crêtes alpines. Hier, une première neige est tombée.
L’un de mes anges-gardiens porte ses doigts à son oreillette. Nous attendons de la visite. La route a été dégagée ce matin. Je sors sur la terrasse d’un chalet qui, lorsque nous sommes arrivés, mes deux officiers de sécurité et moi-même, empestait le poêle humide. J’ai gardé par-devers moi cette ancienne parka. J’aperçois un véhicule de gendarmerie qui ouvre la route à une berline. Encore deux épingles à cheveux cachées par les faîtes des mélèzes, et les deux véhicules se présenteront sur le terre-plein déneigé. Je descends lentement les vingt marches. J’entends dans mon dos le pas léger, rassurant, de mon officier de sécurité.
Cette nuit, j’ai rêvé de la rivière aux biches. Les envahisseurs s’en étaient allés. Sur les berges s’épanouissaient mousses, fougères, aspers. L’eau que buvaient les thars et les gazelles provenait d’une source limpide. J’avais ouvert la paume de ma main, et bu une gorgée. Un ruissellement de Dieu.
Les deux véhicules ont stoppé. J’ai longtemps demandé à la revoir, pour la première fois.
Elle descend de la berline.
Depuis qu’elle m’avait souri. Ses cheveux sont plus courts. Elle a, un peu, vieilli, mais c’est mieux encore. À huit heures et cinquante secondes, Nabil, l’émir avait composé un numéro de portable français. J’avais longtemps laissé sonner le téléphone. Beaucoup, dans la rame, s’étaient tournés, réprobateurs, vers moi. Ce sale Arabe qui nous emmerde avec son portable. Mais elle avait continué à me sourire.
Trois années ont passé, les hommes de foi, les hommes de Dieu se sont rapprochés et ont dit au monde : "Paix sur les femmes, sur les hommes de bonne volonté".
Ce soir, c’est elle qui tremble un peu. Et comme ce matin il y a trois ans, je tombe dans ses bras, et je pleure comme l’enfant de Shkin. Elle sent le jasmin, l’ambre, et les jardins.
Viens avec moi, beauté du monde, viens avec moi.
Au nom de Dieu, le Tout miséricorde, le Miséricordieux.
À la rivière aux biches.